A

À Priori saine et d’une santé de fer, il n’y a jamais eu aucun doute, quoi qu’en disent les docteurs, que quelque chose ne tournait pas rond chez moi. Ce phénomène est l’une des nombreuses causes qui engendreront cette étrange aventure s’apprêtant à se dérouler sous vos yeux. Approchez-vous, lisez ces mots. Cependant prenez garde : à mesure que vous vous glisserez entre ces lignes, tournerez ces pages, à vous de ne faire guerre preuve de naïveté. Plus vous penserez avoir trouvé le sens de cette histoire, plus vous vous en éloignerez.

Posez-vous les bonnes questions, soyez attentifs : la véritable énigme sera votre d’élucider. Toutefois avant de plonger au cœur de ces aventures, quelques mondanités s’imposent.

Je suis assise sur une chaise trop basse, triant une pile d’archives me surplombant de deux fois ma hauteur.

Enchantée, moi c’est Paula.

Ravie de me trouver entre vos dix doigts.

Il est 10h38, je suis stagiaire et je me demande bien ce que je fais là.

Entourée de piles de dossiers pile poil mal alignés, d’un mur de papier faisant office de barricade contre le tumulte des autres employés, je suis sensée me construire un avenir dans lequel je serais heureuse, socialement reconnue, bien payée, bien logée, aimée par un mari charmant, ou une femme si l’on se veut un peu siphonné, où je serais émancipée, belle, riche et célèbre.

Cela peut paraître beaucoup, mais point d’inquiétude je suis sur la bonne voie. J’ai fait les bon choix, acquis les bonnes manières, me suis lancée dans de grandes études, qui vont faire de moi une grande personne. Des études pas trop spécialisées mais pas trop généralistes non-plus, juste ce qu’il faut pour pouvoir sonner chez tout ce beau monde sans se fermer de portes. Si l’on me demande ce que je veux faire plus tard, je dirais un job bien payé. Mes hobbies sont la danse et la photo. Mes amis aiment la danse et la photo. J’ai une sœur, mais elle n’aime ni la danse ni la photo. Alors quand l’on est ensemble, on parle en silences. Mes parents sont avocats. Ils se sont rencontrés à la fac, par amour du beau mot et des belles lois. Ils ont voulu me transmettre leur passion commune mais elle n’a pas résonné en moi comme elle l’a fait en eux. « Ce n’est pas un drame, ce type de carrière n’est pas pour tout le monde. Même si tu fais ingé ou Sciences Po, c’est pas mal aussi. »

Enchantée. Je m’appelle Paula et entre deux lettres de l’alphabet, je me demande à quoi rime la vie.

*

Il s’appelait Janus Isihambi et se tenait droit devant la fenêtre qui surplombait la cour de récréation, hypnotisé par les gouttelettes de pluie. Les traces longilignes que laissaient derrière elles ces petites particules aqueuses, cette course à la Terre qui les consomme à mesure qu’elles dévalent la vitre devant ses yeux, il pourrait en discuter des heures durant. Il pourrait narrer le Hail Mary des Cumulonimbus qui, trop lourds, libèrent leur contenu au gré des vents, sachant bien que toutes les gouttes n’arriveront point à terme. Quelques chanceuses, certes, seront accueillies par une terre ronde, une terre de potager fertile et maternelle. D’autres disparaîtront en chemin, aspirées, maintes fois divisées pour ne devenir qu’une faible brume imperceptible. Les dernières cependant, celles dont l’histoire porte un intérêt manifeste, celles dont le sort n’est pas encore scellé, pour lesquelles toutes les cartes restent encore à jouer… Ce sont celles qui viennent se heurter sur les capots de voiture, les langues des jeunes enfants ou encore contre l’un des nombreux carreaux de l’Académie. L’aventure ne s’arrête cependant pas ici, c’est même à ce moment précis qu’elle débute. Une fois la goutte tombée des cieux telle un soldat de la Grande Guerre, la voilà sur le champ de bataille, livrée à la tempête qui fait rage dehors. Ça n’est pourtant pas qu’elle y soit étrangère, loin de là. Cette gouttelette a été créée dans ce but précis, elle est la tempête. Elle ne le sait pourtant pas, alors elle dévale la paroi d’une folle naïveté. Ce genre de naïveté dont fait preuve les plus courageux, celle qui fait monter les larmes lorsqu’on en est témoin, tant elle est rare et belle. Cette naïveté dont fait preuve la gaillarde gouttelette, se frayant un chemin vers le sol, n’écoutant ni le vent ni le Temps. Cette gouttelette qui pense tant à l’objet de sa quête qu’elle ne sait pas qu’elle va mourir. Ainsi elle fonce, ne se rendant pas compte qu’en s’approchant de son but, elle se consomme petit-à-petit. Ainsi après avoir traversé les trois quarts de la fenêtre poussée par la gravité, cette force invisible, inaudible et pourtant grande maitresse du monde, la gouttelette s’arrête alors, son corps entier finalement épuisé.

Un pas sec le fit se retourner. Il reconnu les talons sans merci de la Dame. Cette femme au tempérament tranchant avait ce don de vous transpercer la cage thoracique à l’aide de simples mots. Une poignée de secondes plus tard, sa longue robe noire surgit au détour du couloir qui menait aux salles de lettres.

« Isihambi.

  • Oui Madame ?
  • Venez avec moi »

Il se sentit mal d’un coup mais fit de son mieux pour suivre sans retard son allure rythmée, sacoche de cuir à la main.

« Que se passe-t-il, Madame ? » Balbutia-t-il en sortant son petit carnet relié. C’était un accessoire très peu accessoire, un outil, un support, un témoin. Il le garde sur lui en toutes circonstances, ce qui lui vaut sûrement cet aspect vieilli et s’apparentant plus à un paquet de feuilles et de divers matériaux reliés entre eux par quelques pauvres fils de couture qu’un réel carnet. Il y note absolument tout ce qu’il se passe depuis ce jour. C’était un jour si sombre qu’il aurait très bien pu faire nuit, cela n’aurait pas changé grand-chose. Il y avait noté ses aventures, ô combien elles étaient nombreuses. Ses voyages. Il s’était retrouvé dans des paysages que mille hommes ne suffiraient point à les cartographier. Des mondes aux frontières de ce que l’humain est capable de concevoir. Le pays de poussière, l’Entre-deux, la Jungle Perdue… Il avait vécu des dizaines de vies, aimé des centaines de personnes et fait le deuil d’une bonne partie d’entre elles. Ses identités étaient telles qu’on ne pouvait plus en tenir les comptes. Le Temps avait effacé celles d’hier, celles de demain lui restaient encore inconnues, aujourd’hui il s’appelle Isihambi. Tout, absolument tout est pourtant écrit sur les pages désordonnées de son carnet. Il ne voulait pas se relire, il savait que ses vies étaient près de lui.

C’est donc avec une frénésie presque incontrôlée qu’il suivit la Dame en griffonnant ses pages à l’aide d’un stylo noir.

« Y a-t-il un problème ?

La Dame ouvrit la porte de son bureau à l’aide d’une des clés accrochées à son trousseau.

  • C’est à vous de me dire, Isihambi.

Il se tint contre l’embrasure de la porte pour éviter que ses jambes fébriles ne s’affaissent sous son poids.

  • Vous… Dire ?
  • Je n’ai toujours pas reçu votre certificat d’agrégation. Certes vous tenez de bonnes relations avec quelques membres de l’administration, mais ne tentez pas un quelconque jeu avec moi. Je le veux pour lundi matin.

Elle parlait de son lien avec la Doyenne Blaise, chez qui il avait sonné le soir où il était arrivé, armé d’un papier signé de la propre main du Fondateur. Personne à part elle n’aurait compris. Ils savaient tous les deux que c’était exactement ce qui était écrit dans le carnet. Et ce qui l’est, fait foi devant n’importe quel autre document. Pas même un certificat d’agrégation.

Le monde réel (monstrueux pléonasme), requérait cependant ce genre de papier encré, d’une valeur apparemment inestimable au commun des mortels. Etant alors bien embêté, Isihambi décida de recourir à la seule solution envisageable dans son cas : temporiser. Attendre jusqu’à ce qu’il puisse partir, de nouveau.

La Dame avait clos l’entretient d’un pincement sévère des lèvres accompagné d’un sec geste du poignet. En faisant demi-tour, ravi d’avoir gagné un peu de Temps sur sa quête, il fit mine de replacer son carnet dans la poche intérieure de sa veste, qu’il manqua. Le carnet tomba au sol en ricochant sur la pierre comme une balle perdue.

Ce moment était important. C’était un point décisif, comme choisir entre deux pilules aux couleurs distinctes. Prenez l’une, vous oublierez tout. Prenez l’autre, et la Quête continue. Les règles sont simples. Pourtant, prenez les deux dans un bol, réduisez-les en miettes et ajoutez-y de l’eau. Vous obtiendrez une nouvelle couleur. Quelle est-elle ?

Il se pencha doucement pour ramasser le carnet, gardant un œil sur la femme au visage rigide. Il existe, que le lecteur en soit certain, un monde où Madame Coldwater aurait ramassé le carnet dans une furie presque divine. Elle était liée à lui, cela ne faisait aucun doute. Peut-être qu’en avalant le breuvage d’une couleur nouvelle, vous en saurez davantage… Patience, lecteur. Patience. Sentez-vous la mécanique qui s’enclenche juste sous vos yeux ? Les pièces d’un puzzle aux mille faces sont en convergence les unes vers les autres. Asseyez-vous, n’essayez pas de comprendre ce que le Temps ne vous a pas encore dévoilé. Observez plutôt, admirez la beauté ce puzzle encore incomplet. Ce carnet, déjà plus précieux que la plus ornée des parures, dans lequel certaines pages sont habillées d’un langage que vous ne connaissez pas encore. Mais nulle crainte, vous êtes au bon endroit.

L’heure de la classe sonna, alors le jeune homme aux mille visages déguerpit comme il était venu. En chemin, il rumina les évènements qui l’avaient amené jusqu’ici et, toujours plongé dans ses rêveries, ouvrit la porte de sa salle.

Isihambi fut accueilli par des éclats de rire. « Silence, enfin ! Asseyez-vous, sortez vos affaires. ». C’est alors que les rires redoublèrent d’intensité, certains se rapprochant du grouinement, d’autres du couinement, qu’il se décida à relever la tête. Ainsi sous ses yeux écarquillés, la classe entière s’esclaffait devant la mine tout aussi abasourdie de Mme. Edelweiss, la nouvelle professeure d’histoire-géographie, poings sur les hanches. Il s’excusa platement, profondément, toutes mes excuses, agrippa la poignée et fuit hors de la pièce.

Se tromper de salle lors de son premier jour. Le cauchemar du professeur novice. Lorsqu’il arriva, en retard, dans la classe qui lui était assignée, quatre rangées de bambins excités l’accueillirent. Il posa sa sacoche sur la table, là où étaient soigneusement entreposés ses polycopiés en langue anglaise. Il fit un bref récapitulatif. Le jour où il a eu besoin de se souvenir, les voyages, la quête. La recherche des Liens, tout reporter dans le carnet. Ne jamais s’en séparer. Prendre contact, suivre sa quête, sauver l’humanité.

Now what ?

B

Bien-sûr, il n’était pas surprenant que je me retrouve à trier ces archives lors de mon premier jour. Le job de stagiaire, tout le monde le sait, consiste à faire ce que personne ne veut, le tout sans être payé et parfois sans pause café. Alors non, aucune surprise à ce sujet. Le seul élément de surprise était la ville. Son odeur, sa vapeur, sa météo fondamentalement anglaise. Sans oublier son usine de production de lavabos industriels, PROTENGO.

Uxbridge.

Terminus de la Piccadilly, Uxbridge est à Londres ce que Courbevoie est à Paris. Ça n’en est ni un quartier, ni une rue, ni même un lieu-dit. Uxbridge, c’est un panel de bâtiments gris se fondant parmi le gris du ciel. Entre nous soit dit, c’est d’ailleurs un miracle que je sois encore en vie et que ni le fil des jours maussades ni la conduite anglaise ne m’eut achevée jusqu’ici.

Vivre à Uxbridge, c’est habiter une de ces maisons mitoyennes bien symétriques bien alignées. Ces résidences où chacun tente d’y mettre son petit grain de sel dans cet océan de thé insipide. L’on y peint sa porte en jaune, l’on y colle des stickers sur les fenêtres et y plante des nains de jardins. Si j’habitais à Uxbridge dans une maison identique à celle de mon voisin, qui serait identique à celle de sa voisine, j’en perdrais assurément la raison. Je me concentrerais sur les petits détails, ceux qui vous pourrissent la vie. Ma pelouse est-elle aussi verte que celle d’en face ? Et mes vitres, assez bien nettoyées ? Un jour mon voisin décidera sûrement de peindre ses briques en vieux rose. Faudra-t-il que je fasse de même ? Les miennes seront-elles assez rouges, ou peut-être un peu trop orangé ? J’ai lu ce matin que la mode était au crépi … C’est vrai que ça s’accorderait bien avec ma palissade anthracite. Et le chien de ce con de voisin, qui n’arrête pas de pisser dessus … D’ailleurs, suis-je plus une personne qui aime les chiens ou les chats ? Toutes ces questions, ça me pourrirait la vie. Heureusement, j’aurais les pubs du centre pour noyer mon quotidien en regardant des millionnaires courir en short après un ballon. Je rentrerai dans mon petit chez moi, bien à mon image, bien à ma façon, et comme jamais ces questions ne me ficheront la paix, je tenterais de les faire taire à coup de « comfort food », de la nourriture de confort, autrement dit des produits achetés tout fait, qui me prodiguent en effet une certaine aise, celle de ne plus penser. Je prendrai un peu de poids, aux alentours du fameux kilo annuel, puis au fil des années pourquoi pas développer un ventre à bière et offrir un petit frère à mon menton. Un jour, mon voisin, qui n’a pas de prénom autre que « ce con de voisin », se mettra au jogging et je déciderai sûrement de le faire aussi. Il aurait voulu courir avec son chien, mais il est mort l’année dernière. Nous courrons ensemble le dimanche matin. C’est un con mon voisin, mais pas plus que celui d’à-côté. Finalement je me serais aperçu que je n’aimais pas ma maison, que je n’aimais pas la bière ni le foot. Je n’aimais pas non-plus les chiens, ni les chats, ni le sport, ni mon métier, ni mon patron, ce con de patron, ni le vieux rose et encore moins le gris, ni mon voisin, ni sa femme, ni la mienne, ni tous ces gens qui m’entourent, ni la vie, ni moi-même.

Enchantée. Je m’appelle Paula, et entre deux dossiers j’aimerais que l’on me sorte de là.

C

Ce matin je suis seule dans les bureaux. Ils sont tous partis en réunion dans la salle d’à-côté. Enfin … Seule est un bien grand mot, car les archives clients ne me lâchent pas d’une semelle. Entre monsieur Cellier et madame Celmer, il n’y a que ma main, et un vortex de possibilités condensé en quelques millimètres d’impossible. Entre monsieur Cellier et madame Celmer, entre ces deux vies dont le point commun est l’appétence pour les lavabos PROTENGO, au départ il n’y avait rien. Ils se sont rencontrés au sein d’une pile d’archives passées, par amour des beaux syphons et des belles ferrailles. Personne n’aurait parié un centime sur leur union, et pourtant les voilà. Reclus dans une armoire poussiéreuse, ils n’attendaient que le moment de se faire référencer pour pouvoir enfin se voir à la lumière du jour. Marginalisés des fichiers actuels, ils se sont pourtant trouvés, les bougres. Et entre eux deux, il y a moi.

Je pose les deux vies de papier sur le bureau en bois.

Monsieur Cellier produit des conserves alimentaire. Madame Celmer des caisses de rangement. Si j’avais vécu pendant leur adolescence, j’aurais connu Cellier en punk. J’en mettrais ma main à couper ! Cellier, c’est le nom du rebel des années 80, qui a fini par troquer son blouson en cuir contre un porte-bébé en coton. C’est le nom du mec qui conduit une Fiat Panda gris azur avec marqué « Motorhead » sur le coffre. Il avait voulu marquer ACAB mais sa femme, dont le frère est officier, l’aurais mal pris. Alors il conduit quand même avec du Rage Against The Machine en boucle et fait signe dès qu’il croise un motard. Il a rasé sa crête plus tout-à-fait droite et renié ses idées bien à gauche, parce que non mais franchement, il faut être réaliste à un moment. La légende dit qu’il aurait décidé de fabriquer des conserves alimentaires à la suite de son deuxième divorce. Vie de papier, amour plastique. Il a vendu la Fiat, donné le porte-bébé, acheté une bécane avec poignées chauffantes. Parce que non mais franchement, vous avez vu le froid qu’il fait dehors ? Il s’est ensuite donné corps-et-âme à son entreprise, pour l’amener là où elle est aujourd’hui. Il aurait rencontré madame Celmer en entrant dans l’ascenseur de chez PROTENGO, comme quoi tout peut arriver. Leurs regards se seraient croisés et wow, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu ce genre d’effet si soudain. Madame Celmer regarderait l’armature gris azur avec un sourire difficilement contenu. Vie de papier, coup de foudre. Les rendez-vous de l’après-midi se seraient étrangement bien passés. Il est vrai, que pouvait-il arriver de mieux à madame Celmer ? Femme d’affaire, elle avait tout construit de ses propres mains : son entreprise, son foyer, sa notoriété. Mère célibataire de deux enfants, elle était pleine de ressources. Ses gosses, elle les amènerait au sommet, c’est elle qui vous l’dit. Chez elle, tout file droit : sa famille, son train de vie, ses lignes de productions de caisses de rangement. Elle a cependant un penchant pour les films de noël et les comédies romantiques. Car même si sa vie est une gigantesque success story, une partie de son lit reste cependant vide. Oh il y a du passage, mais comme sur une autoroute, les voyageurs ne s’attardent pas pour profiter des petits moments. Son lit, c’est une vraie station essence. Un tour à la pompe, un sandwich, un coup d’eau, et l’on ne revoie plus jamais ces touristes qui ne disent même pas merci. Chaque matin solitaire devient plus pesant que le précédent. Vie de papier, cœur d’artichaud.

Alors oui, cet après-midi, dans cet ascenseur gris azur des locaux PROTENGO lavabos, il se serait très probablement, voire quasiment assurément, passé quelque chose d’extrêmement important, et pourtant d’aussi imperceptible qu’un sourire maladroitement dissimulé. Je pourrais spéculer pendant des heures sur les issues possibles et imaginables de cette rencontre. Je pourrais vous retranscrire leurs premiers mots échangés. Leurs hésitations, leurs frustrations, leurs « bordel mais j’aurais dû lui dire ça, pourquoi je n’y avais pas pensé avant, quelle idiote ! », leurs joies, leurs pleurs, leurs peines de cœurs, leurs vies de papier … Mais je laisse ça aux archives, elles qui sont le témoin de toutes ces vies, celles que l’on imagine, seule dans l’open-space, celles que l’on prétend mener, celles que l’on cache au monde entier … Celui qui sera assez curieux saura où les trouver.

Enchantée. Moi c’est Paula, et j’aime me raconter des histoires.

D

D’archives en archives, je passe de vies en vies, telle la spectatrice incongrue d’un balais populaire prenant place dans le théâtre de mon imagination. Ce sont eux les acteurs et c’est moi le public. Je leur fournis des émotions, un plancher sur lequel déblatérer, des spotlights tamisés, l’odeur épicée de l’indien d’à-côté. Eux, ils n’ont qu’à jouer en éblouissant la critique. Je me laisse soudain oublier, pour leur filer la vedette. C’est un exercice relaxant et extrêmement plaisant. Cela me sort de mon quotidien, de ce bureau qui n’est même pas le mien, de ces locaux, de cette ville, de ce pays et de ce monde qui m’est finalement si lointain.

Qu’est-ce qui pousse les gens à danser ?

C’est étrange, la façon dont les gens perçoivent la danse. Pour eux, il y a les bons danseurs et les mauvais. Il y a les danseurs de hip-hop, de contemporain, de breakdance, de danses africaines, les petits rats d’opéra, les gênés en soirée, les oncles à noël un peu bourrés … Ils discutent leurs mouvements, leur aisance. Mais qui sont-ils pour se faire un avis dessus ? Je comprends bien qu’il est important d’avoir un avis critique et des remarques constructives sur notre environnement. Simplement s’ils ne sont ni professeurs, ni producteurs, ni directeurs, ni chorégraphes, ni danseurs eux-mêmes, qu’ils n’entretiennent aucune relation intime avec cet art … En quoi leur jugement peut-il avoir de la valeur ? Lors de mon année de seconde, une fille de mon groupe avait des problèmes de souplesse. Elle adorait danser, tout comme nous toutes. Simplement certains de ses mouvements laissaient à désirer. Un soir, lorsque nous donnions une représentation dans le gymnase de notre lycée, un des parents s’est exclamé : « Bah alors, on a des branches à la place des jambes ? C’est une honte qu’ils tolèrent un si bas niveau. Qu’elle fasse de la peinture ou du saxo, mais là elle s’humilie. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi c’est gênant. ».

Huit années de pratique quotidienne. De rires, de chorégraphies apprises par cœur, de week-ends passés en représentations … Et voilà. Elle n’est pas venue sur les planchers le lendemain. Ni le surlendemain. Ni plus jamais.

Combien d’avenirs se sont-ils envolés avec les paroles des autres ? Combien d’écrivains découragés, de peintres désabusés ? Cela me rend malade. Oui, certes, à cause du gâchis de potentiel, de rêves réduits en poussière juste à cause d’une phrase, d’une remarque … Mais surtout parce qu’eux ils en avaient un, de rêve. Ils avaient cette graine de génie, cette petite plante d’impossible. Ils l’ont arrosée, chérie, cultivée dans l’espoir d’en faire un jardin de possibilités. Une vraie jungle d’inventivité. Mais leur petite plante, dans son petit pot, avec ses petites racines, reçut de moins en moins d’eau, à mesure que le vent de critiques inconstruites soufflait. Les racines ont commencé à s’assécher. Les feuilles à s’amoindrir, et la jungle folle, qui était pourtant si proche, ne devint plus qu’un pâle souvenir. À quoi bon l’arroser, puisqu’elle va finir par se faire emporter par le vent de toute façon ? à quoi bon la chérir, si elle ne passera pas l’hiver ? Et ainsi la plante mourut. Par manque d’eau ou balayée par les rafales, peu importe. La jungle ne naîtra jamais.

C’est con, quand on y pense. La seule chose qui lui manquait, à cette plante, c’est qu’on croie un peu en elle. Bien sûr qu’elle va passer l’hiver, quelle drôle d’idée ! Il n’en est même pas question autrement. Alors bien sûr, que je vais l’arroser. Et si le vent souffle, tant mieux : je construirai une éolienne. Et si les éléments se déchaînent, tant mieux : ma plante en sera d’autant plus forte. Elle passera l’hiver, le prochain et tous ceux d’après. Bien sûr qu’elle va grandir, bien sûr qu’elle va changer. Qui suis-je pour l’en empêcher ? Bien sûr que ta jungle va pousser. Bien sûr que tu peux changer le monde. Bien sûr que tu peux devenir docteure, vétérinaire, pompier, hôtesse de l’air, matelot, cinéaste. Evidemment que ça ne va pas être facile. Il te faudra une graine, un terreau fertile (mais c’est optionnel, certaines plantes poussent même dans le désert), et surtout beaucoup, beaucoup d’eau.

Enfin je dis ça, mais c’est très facile pour moi qui n’ai pas de graine dans mon potager. J’ai ample vue sur ceux des voisins, certains riches, certains clairsemés, d’autres grands ou éparpillés. Ça m’amuse beaucoup de les regarder, silencieuse supportrice de rêves d’autrui. Mais il faut me comprendre : je ne sais même pas quelle graine prendre. Une orchidée est-elle plus élégante qu’une rose ? Un bananier est grand et imposant, et en plus c’est un arbre fruitier. Mais le lierre me fait de l’œil aussi… UFC Que Choisir ne se prononce pas sur le sujet, ils me laissent dans le flou, ces bougres. D’ailleurs, y a-t-il un ordre de graines ? Une échelle de graines, où l’on pourrait mesurer la performances et l’efficacité de celles-ci ? Un catalogue, à la limite, juste pour voir les options à ma portée … Et si c’était une mauvaise graine ? Et si les cactus n’étaient plus à la mode l’année prochaine ? Cette incertitude me creuse un trou dans la poitrine. Mon jardin restera-t-il éternellement vide ? Je me demande bien comment font les autres pour trouver leurs rêves...

Enchantée. Je m’appelle Paula, j’ai dix-huit ans et je me pose beaucoup trop de questions.

E

Et si je disparaissais ? Je veux dire, disparaître au sens propre du terme. Si d’une seconde à une autre, je m’éclipsais comme par magie. S’apercevrait-on de mon absence ? Au bout de combien de temps ? Qui s’en rendrait compte ? A quel moment les archives seraient-elles reprises par un autre stagiaire ? Qui serait-il ? Qu’imaginerait-il dans sa tête ? Peut-être rien du tout. Peut-être que pour lui, ces dossiers ne seront que des tas de papiers usagés. Peut-être qu’il ne fait pas jouer les protagonistes dans sa tête. Sa vie doit être assez pâle, alors. Un peu comme une soupe de légumes pas encore cuite. Tous les ingrédients sont là, ils promettent un repas chaud et savoureux. Mais tant qu’on ne les a pas mixés, plongés dans ma marmite, allumé la plaque de cuisson et remué régulièrement, l’on aura qu’un assortiment froid de poireaux, pommes de terre et carottes. Pas d’onctuosité, pas d’arômes dégagés, pas de vapeur d’eau sur les fenêtres de la cuisine.

Alors telle un fin gourmet face à la marmite de mon esprit, j’assemble et assaisonne les idées au gré de mes envies. Dehors, il y a des bureaux pâles, dans des pièces tout aussi pâles et sans intérêt, qui se situent dans une ville morose, dans un pays morose, dans un monde tout aussi morose. A L’intérieur, tout bouillonne. Les lieux se mélangent. Les couleurs de Hong Kong se mêlent au chant des chamans péruviens. Les épices d’Inde viennent relever les sens des collègues du 3e étage, qui eux-mêmes s’en vont en Italie, chez Elrio pour la pause déjeuner. C’est un tourbillon de sentiments et d’émotions, la quintessence du genre humain. Ce sont les rencontres, les « on va vivre ensemble », les « on va changer le monde ». Ce sont les Suffragettes. C’est l’espoir qui s’en va prendre la lassitude par la main, c’est Verlaine qui embrasse Rimbaud, c’est l’eau qui ne passe plus sous les ponts car le temps n’existe plus, et même s’il avait un jour existé des ponts, ils ont été détruits de toute façon. Pour que l’eau ne puisse plus couler. Pour qu’elle remonte même, remonte jusqu’à sa source, jusqu’aux montagnes que les plus téméraires oseraient déplacer, qu’elle remonte à mon premier souffle, à tes premiers cris. Ainsi elle remonte de générations en générations, en passant du meilleur au pire, du scandale au merveilleux. Elle remonte jusqu’aux premiers hommes. Jusqu’au premier des hommes. Elle a passé en revue les grands de ce monde, si grands que la plupart des gens sont passés à côté. Elle prend la place des rivières, des tsunamis, des pluies diluviennes et des oasis isolés. Elle devient sauveuse et bourreau, juge et avocat. Elle s’infiltre entre les pierres pour faire tomber les murailles, dans les pores de la peau pour faire s’éveiller les miracles. C’est le soleil dans le dos et l’avenir droit devant. L’on ne peut pas le voir, il se cache derrière un brouillard de possibilités et si l’on s’entête à voir à travers, récupérer le moindre indice, la moindre piste, l’on en deviendra fou.

Enchantée. Moi c’est Paula, et le travail d’archives commence à me faire perdre la tête.

F

Fuir. Prendre les jambes à son cou, ou la poudre d’escampette je m’en fous, mais il faut que je fasse un truc, et vite. Plus j’en trie et plus il y en a. La sixième lettre de l’alphabet me sort par les yeux, et avec elle toutes celles qui suivent. J’aurais dû m’en douter, qu’ils allaient me foutre aux archives. Me raconter des histoires c’est bien, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick.

Farim,

Fernando,

Ferrari.

C’est une poésie. Une poésie poignante et redondante qui vous sort par les oreilles comme ces chansons à la noix, qui font bim bam boum, toujours pareil, boum boum dans les oreilles … Sérieusement. Il faut que cela cesse. Rentrer dans le rang, gravir l’échelle sociale. Devenir riche et célèbre. La voilà, ma graine ! Et dans vingt ans, l’on narra l’histoire de l’ascension fulgurante de Paula dans l’industrie des lavabos professionnels. Rentrée stagiaire, elle occupe depuis trois ans aujourd’hui le poste de directrice générale du groupe PROTENGO, qui lui doit tout. Elle nous raconte sa success story londonienne.

« Eh bien, vous savez … L’on doit tous commencer quelque part. Moi, c’était aux archives. C’était dur, c’était long, mais … c’était à faire. Après ce genre d’expérience, vous savez ce que ça coûte, d’évoluer dans la société. L’on n’a pas tous mot à dire sur la situation de départ, mais l’on a les pleins pouvoirs sur sa façon d’évoluer. Les archives, soit on les laisse nous submerger, soit on les empile les unes sur les autres pour d’en servir de tremplin ! J’aimerais que plus de jeunes entendent mon message. »

Et j’écrirais un livre, préfacé par Michelle Obama qui saluera ma détermination et ma résilience face à l’échec. Je serais invitée chez Oprah. Bon, elle aura un sacré paquet d’années à ce moment-là, mais bordel c’est Oprah, quoi ! Je ferais quelques apparitions télévisées, raconterais ma vie avec une pudeur faussement affichée, un sourire poli et des dents blanchies. Je sortirais avec un acteur célèbre. Je lui apporterais la stabilité, il m’apportera la jeunesse et le peps.

L’on vivra heureux et bronzés, grâce à nos maisons de vacances au soleil. Je ne sais pas exactement où, mais je sais qu’il fera chaud et que l’on sera au bord de l’eau. Ça changera d’ailleurs de la brume envahissante qui fait rage par ici. Les gens ont vécu tellement longtemps dans cette ville que le gris du ciel a fini par leur déteindre dessus.

Tout le monde me respectera. Je serais quelqu’un pour les petites personnes, je serais une figure d’exemple, un modèle, une success story à ma façon. Reine des lavabos, star de la caméra, je serais la réussite incarnée.

La réussite.

Quel beau mot.

G

Globalement, ma situation actuelle ne promet rien de brillant au sujet de mon avenir de célébrité. Soit. Ils s’en mordront les doigts. Mais alors, que faire pour atteindre la gloire ? Que puis-je faire aujourd’hui, moi, Paula, stagiaire chez PROTENGO lavabos ?

Finir les archives. C’est un premier pas. La lettre G, la septième. Chiffre chance. C’est un bon point. Un bon point certes, mais qui ne fait pas avancer les choses. Sept sur vingt-six, ça n’est pas un nombre très excitant.

En même temps, je me demande bien si « excitant » est un mot qui qualifie bien la vie ici. Un bureau excitant. Un open-space excitant. Une moquette excitante. Une entreprise de lavabos excitants, dans le quartier industriel d’une région excitante du Royaume-Uni.

C’est fou, quand on y pense, de se retrouver dans un endroit aussi sinistre, alors que l’on pourrait être n’importe où sur la planète, voire même ailleurs. Je pourrais être sur une île à Bali, gravir les montagnes du Pérou, surfer sur les remous du Pacifique. Qu’est-ce qui a bien pu me mener jusqu’ici ?

Mes parents ? Peut-être.

Mes études ? Sûrement.

Le destin ?

Le destin.

Je me demande bien ce qu’a le destin a bien à faire là-dedans. Ce qu’il a à faire tout court. Existe-t-il vraiment ?

Est-ce mon destin de me retrouver ici ?

Certains disent que « tout est écrit ». Mektoub. D’autres disent que le destin peut aller se jeter dans la Seine. Mais si même les adultes ne sont pas d’accord entre eux, qui suis-je sensée écouter ?

Les adultes ont toujours raison. Encore faudrait-il qu’ils se passent le mot. Ils ont toujours raison, sont les sachants et les décideurs, les penseurs et les acteurs. Ils sont la question et la réponse.

Les enfants écoutent. Ils ingurgitent l’information, la régurgitent aux plus jeunes. Ils n’ont pas d’autre choix que de se passer le mot, eux. Ça s’appelle l’éducation. Mais ils ne participent pas aux grandes décisions. On leur demande ce qu’ils ont fait aujourd’hui à l’école. On leur rabâche qu’ils peuvent devenir qui ils souhaitent. Faire tout ce qu’ils désirent.

Le peuvent-ils vraiment ?

Enfin … Tout c’est bien, mais pas n’importe quoi. Car nous ne sommes pas n’importe qui. Paula, tu pourras être ce que tu veux, tant que ça n’est pas un métier précaire (tu mérites mieux), qu’il y ait un semblant de perspectives d’évolution, un métier qui t’emmène quelque part (donc les arts c’est mort, sauf peut-être la musique mais comme tu n’as pas commencé le clavecin à trois ans ça risque d’être tendu), et bien-sûr, qui t’offrira une retraite confortable si jamais tu as la chance d’arriver jusque-là.

Paula, le monde est à toi.

J’ai lu l’autre jour que l’entièreté de ce que nous voyons, entendons, vivons, sommes, tout ce qui constitue le « monde » actuel … Ne constitue qu’environ 5% de l’univers dans sa globalité. Le reste serait de la matière noire, de l’antimatière et encore une multitude de choses que nous n’avons pas encore découvert. C’est peut-être une théorie fumeuse d’internet. Sûrement. Mais en y pensant, les adultes ne savent pas ce que nous sommes avant notre naissance. Ils ne savent pas ce que nous deviendrons après notre mort. Alors, qui sont-ils pour juger ce que nous faisons entre les deux ? Et s’ils n’ont aucune idée de ce que nous faisons ici, ce que je fais dans ces bureaux, dans ce pays, ce que l’on fait tous dans nos maisons, durant notre vie … Comment peuvent-ils prétendre savoir quelle est la meilleure façon d’agir durant ce court instant de couleurs entre deux éternités d’incertitude ?

48 dossiers commençant par G, et dix-huit ans de passivité finissant avec elle.

H

Heureusement que je m’en suis rendue compte à dix-huit ans. Je n’imagine même pas m’en apercevoir à trente-deux, cinquante-cinq, ou même à ma rentraite, si jamais j’arrive jusque-là. Bien-sûr, il n’est jamais trop tard pour tout changer, changer de job, de maison, de voiture, de mari, de chien, de paradigme de vie … Simplement j’ai potentiellement plus de marge de manœuvre. J’ai la vie devant moi, encore faut-il que je choisisse une direction et que je m’y tienne.

Pas une mince affaire.

Commençons par le commencement : avant de changer le monde, peut-être faudrait-il me changer moi-même. Ça n’est pas qu’un simple principe : c’est du bon sens. Si je veux convaincre les gens que ma vision du monde est bonne à suivre, il faut d’abord que j’apprenne à leur apporter de la valeur. Pourquoi ma vision serait-elle la meilleure ? Pourquoi les gens y croiraient-ils ? D’ailleurs, quelle est-elle vraiment ?

Ma vision.

Les anglais ont été plus vifs sur ce point-là : ils ont inventé deux mots. The sight, qui signifie la vue, la capacité de voir qui n’a strictement rien à voir avec the vision, qui désigne le fait de se projeter dans l’avenir.

Ma sight est parfaite ; ma vision est plus floue qu’elle ne l’a jamais été.

Lorsque j’avais cinq ans je suis allée en Suède avec mes parents. Un matin nous sommes partis en balade autour du lac voisin. Alors que nous marchions depuis une vingtaine de minutes, un brouillard épais vint nous encercler. Il était si dense et s’était installé si rapidement dans la vallée, que bientôt je ne vis même plus mes pieds. J’appelais mes parents, et ils me répondaient de loin.

« Paula, tu peux nous voir ?

  • Non.

Des buissons frémirent.

  • Avance vers ma voix. Nous ne sommes pas très loin.

La voix de mon père résonna contre les parois des montagnes. Des échos me vinrent de tous les côtés.

  • Je ne sais pas où aller.

Je me retournais vers l’endroit où devaient se trouver mes inquiets géniteurs. Je ne les vis pas. Je me retournai encore. A droite. A gauche. Du gris, du gris, du gris. En haut, du bleu. En bas, du vert.

  • Suis tes pieds. Concentre-toi sur tes pieds. Fais un petit pas en avant, et encore un autre. Fais attention aux roches, ne tombe pas dans l’eau.
  • Mais vers où ?
  • Choisis simplement une direction et tiens t’en. Si tu arrives à l’eau, changes-en. Tu finiras par sortir du brouillard.

Mais voilà j’aimais bien le brouillard. Je n’en avais pas peur, c’était mon ami. Il dansait autour de moi, et je cherchais à l’attraper. Tout le temps il me filait entre les mains, le bougre. Je sautillais, riais, faisais la roue. Le vent me poussait encore plus dans l’inconnu. Depuis quand l’inconnu devait-il être mon ennemi ? Je l’aimais bien. Je lui faisais confiance, et il me faisait jouer. Je voyais en lui des formes que personne d’autre n’était capable de voir, car personne n’était avec moi. J’étais seule avec le brouillard, et c’était très bien comme ça. J’avais cinq ans et déjà le monde dans ma tête était beau. J’avais cinq and et déjà celui des autres me paraissait lointain.

Je m’appelle Paula, et à cinq ans je suis tombée dans l’eau.

Au début c’était froid, mais c’était drôle aussi. Mes parents criaient mon nom, comme pour me soutenir dans mes palpitantes explorations. « Paula ! Paula ! ». Paula, tu es la meilleure ! Disaient-ils. Paula, l’aventurière ! Paula, quelle femme ! L’eau qui s’infiltrait dans mes collants et sous mes vêtements me faisaient des guilis. Dans mon nez c’était moins drôle, ça faisait mal. Soudainement, du haut de mes cinq printemps, une vérité s’imposa à moi : je n’étais pas un poisson. Cette vérité pourrait paraitre futile, or à ce moment-là elle était d’une cruciale importance. Mes yeux ne purent plus discerner le brouillard qui flottait à la surface du lac, car bientôt ils furent eux aussi submergés par l’eau froide. Je fus obligée de les fermer. C’était un peu triste, car je ne pouvais plus voir mon ami. Peu à peu, une deuxième vérité s’imposa à moi : comme je n’étais pas un poisson, ni un hippocampe, ni une algue, je ne pouvais pas respirer cette épaisse substance qu’est l’eau. Mais alors les poissons-chats sont-ils des hybrides ? Pouvaient-ils respirer l’air sur terre et l’eau dans l’eau ? Et respirer l’air dans l’eau et boire l’eau sur terre ? Leurs narines font-elles un tri sélectif des substances aqueuses et aériennes ? Les miennes font des bulles qui se précipitent à la surface, je peux le voir lorsque j’entrouvre mes paupières. Ma poitrine me fait mal. Les poissons-chats préfèrent-ils l’eau ou la terre ? Ils ont rudement de la chance, de pouvoir visiter les deux. J’ai essayé, et ça n’a pas l’air de tant bien marcher. Mes narines ne font plus de bulles. Le temps ralentit. Mais les chats mangent les poissons. Cette espèce est-elle donc cannibale ? Des fourmis se forment au niveau de mes doigts de pieds et de main, remontent le long de mes membres. C’est ironique, d’avoir des fourmis dans l’eau. Ce sont peut-être des hybrides, comme les poissons-chats. Des fourmis-hippocampes. L’on dirait que ma poitrine va exploser. J’aurais aimé être un poisson-chat, sur le coup. Ça m’aurait évité bien des soucis. Je ne puis plus rien entendre, à part un vrombissement ambiant. Comme si un train sous-marin passait par là. Ça devrait être un long train, car le bruit dura quelques instants. Il devait aussi être luminescent, avoir des phares de la taille de ceux des avions au moins, obligé, car par ici il fit de plus-en-plus noir.

Je n’aime plus le gris.

La voluptueuse fraicheur aquatique avait finalement laissé place à la fermeté d’un matelas blanc. Je ne me souviens pas comment je suis sortie du lac. On a essayé de m’expliquer, mais je n’ai pas écouté. La manière importait peu, tant que j’étais en vie. Peut-être qu’un poisson-chat passé par là m’a ramené jusqu’à la terre ferme. Peut-être me suis-je fait pousser des branchies avant de remonter à la surface, mais le choc de l’évènement m’aurait fait perdre la mémoire. Peut-être qu’à partir de ce moment, je me suis construit une bulle impénétrable entre le monde et moi, propre et figurée. Je souris en effleurant une cicatrice longiligne sur mes côtes, dont je ne me rappelais pas m’être fait. Poisson-chat, c’est décidé.

Ce qui est sûr, c’est que même si les adultes ne connaissent pas le sens de la vie, s’ils ne savent rien sur beaucoup de choses tout en prétendant le contraire, même s’ils s’entêtent à reverser leurs principes infondés dans les esprits grand ouverts de leur progéniture … Ils possèdent tout de même certaines qualités, notamment portant sur des problématiques de terrain, des choses utiles et qui pourraient nous permettre d’éviter certaines erreurs. Des petits trucs pas trop bêtes… Comme mettre un pied devant l’autre lorsque l’on avance dans le flou.

I

Ironiquement cette expérience ne m’a pas fait réaliser que je pouvais m’en sortir seule, en me faisant pousser des branchies ou en me créant une bulle. Elle m’a inconsciemment convaincue que les adultes savaient mieux que moi ce qui était bon pour moi. Peut-être était-ce les adultes qui me l’ont fait croire. Peut-être étais-ce moi-même. Mais avec le recul ce qui est sûr, c’est que je ne serais pas moi sans cet évènement. Mais comment moi est-elle devenue moi ? Qui était ce moi d’avant ça ?

Et d’ailleurs, quand suis-je réellement moi-même ?

J

Je suis ravie de vous rencontrer. Enchantée, je m’appelle Paula. J’aime la danse et la photo, prendre les gens qui dansent en photo. Jusqu’à la septième lettre, je n’allais pas plus loin dans ma présentation. Pour la neuvième, je vais essayer de creuser un peu plus profond. Avec un peu de chance, si je fais le trou au bon endroit, je finirais par déterrer une graine… Ma graine.

Hauts-les-cœurs, allons-y.

Je m’appelle Paula. J’aime la danse, car cela me permet de mettre des gestes sur les mots qui ne veulent pas sortir de ma bouche. Certaines choses, il me semble, restent immuables. J’aime la danse car c’est une sorte de code secret pour mes pensées, afin qu’elles soient à la portée du monde entier, et en même temps si lointaines à qui souhaite les déchiffrer. J’aime la photo car un moment figé dans le temps vaut mieux que des millions de phrases prononcées sur l’instant. Chacun en a sa propre image. Des scientifiques ont un jour montré la même photographie à un échantillon de la population. Quelques jours après, ils leur ont demandé de la décrire. Personne n’avait les mêmes réponses ! Ils s’étaient tous imaginé dans leur tête les éléments de la photo. Mais comme aucun cerveau n’est similaire à un autre, chacun avait imprimé une idée différente de cette photo dans leur esprit. Un vrai téléphone arabe photographique. Finalement, chacun est libre de penser différemment des autres, et toute critique est inutile puisque l’image que j’ai dans ma tête n’est pas la même que la tienne. Se comparer devient alors un absurde rituel.

Nous sommes donc un peu comme ces photos dont tout le monde se souvient différemment. Il y a une version de nous qui réside dans l’esprit de tous ceux que nous rencontrons. Ceux que nous croisons dans la rue. Dans le métro. Au resto. Notre propre identité est-elle donc démultipliée et divisée dans les esprits de chacun ? Et si oui, cela veut-il dire que nous ne pouvons pas nous auto-identifier comme étant une certaine personne sans agir comme telle ? Si je dis que je suis auteure d’un livre que personne n’a jamais lu, suis-je donc vraiment auteure ? Si j’ai chanté une chanson que personne n’a jamais entendu, suis-je réellement chanteuse ?

Personne n’a jamais entendu parler de mes rêves. Cela-veut-il dire qu’ils sont fictifs, eux aussi ?

Enchantée. Je m’appelle Paula, et j’aimerais bien que quelqu’un finisse par répondre à mes questions.

K

Kanji et katakanas, heureusement que je ne trie pas des archives japonaises. La tâche serait titanesque, l’on devrait embaucher des dizaines de stagiaires. Certes ça ne ferait clairement pas un trou dans le budget, mais ça ferait bien suer le monde. Surtout les stagiaires eux-mêmes. Les japonais ont-ils d’ailleurs un ordre alphabétique ? Les archives devraient alors être exposées dans les galeries d’art. Mais il y a tellement de caractères qu’il faudrait une compagnie de galeries. L’on pourrait même les disperser sur toute une région, et imaginer un circuit touristique autour d’elles. Avec des villages-étapes et des buvettes, comme au Tour De France. Ah oui, ça serait génial. Et l’on téléviserait le tout, pour le rendre encore plus attractif et faire un peu plus de sous.

On appellera ça le Japabet, ou Nipponnaire.

Une idée en carton, qui en ferait sûrement un gros.

L

L’autre jour, j’ai fait un rêve. Pas celui que je fais lorsque je dors, mais lorsque je m’ennuie. Celui dans lequel je rêve ma vie. Je suis toujours dans ces bureaux, toujours avec ces piles de feuilles plus hautes que moi. Il est 17h46, j’ai presque fini ma journée. Toujours les mêmes tâches, toujours les mêmes gestes. Je peux encore sentir les épices de l’indien pas loin, qui prépare ses sauces pour le service du soir. Curry et paprika. Je prends les dossiers uns à uns, les fait glisser jusqu’à moi pour les référencer avant de les encartonner. A manipuler les feuilles, je me suis entaillé les mains à plusieurs reprises. Qui aurait cru que stagiaire était un métier à risques ? Je fais passer monsieur Lamartin, suivi de monsieur Langler, madame Lanitev … Les noms se succèdent, tous les jours, toujours. Toujours la même chose, jusqu’à ce moment. A 17h47, il y eut un changement. Ça n’était pas quelque chose d’extraordinaire. Ça n’était pas quelque chose de magnifique sur l’instant. Les plus grands bouleversements ne viennent pas toquer à votre porte en criant votre nom, ils vous chuchotent à travers la serrure. Il faut savoir tendre l’oreille et ne pas les confondre avec le bruit du vent. Ils ne restent pas longtemps non-plus. Il faut savoir les écouter sur le moment, sans reporter la tâche au risque de les voir se perdre dans le néant des rêves inachevés. Savoir prendre la photo sur l’instant.

À 17h47, l’horloge sonna.

17h47, ça n’est pas une heure habituelle. Ça n’est pas une heure pile, ni une demi-heure, ni rien du tout. Tout le monde se fiche de 17h47. Deux minutes après 17h45, trois minutes avant 17h50, 17h47 est le no man’s land du temps.

Pourtant, l’horloge sonna. À trois reprises.

Je me lève de ma chaise, personne n’est dans les bureaux. Il n’y a que moi et cette anomalie temporelle. Je viens à penser que c’est étrange : si elle était déréglée, elle afficherait certes une heure différente, fictive, mais elle aurait sonné lorsque cette heure parallèle serait pile. Je fixe l’horloge. Que peut-elle bien avoir derrière la tête ? Je prends une chaise, monte dessus, agrippe la machine et l’enlève du mur. La pose sur la table. Je ne suis pas horlogère, je ne sais pas à quoi riment tous ces engrenages. Il me faut un horloger. C’est ça. Quelqu’un qui sait ce qu’il fait. Mais que vais-je lui dire ? Que mon horloge est déréglée ? Elle ne l’est pas. Qu’elle est cassée ? Elle ne l’est pas non-plus. Je sais ! Je vais lui enlever les piles, les remplacer par des usagées. C’est ça.

Je prends la télécommande de la télé, celle qui ne marche plus, dans le salon du rez-de-chaussée, et échange les petits cylindres d’énergie entre eux. Je finis rapidement les dossiers jusqu’à 18h et quitte les bureaux.

Je me rends dehors, il fait presque nuit et vraiment froid. La vapeur qui sort de ma bouche s’élève le long du réverbère à côté de moi. J’ai recherché sur les Pages Jaunes, il y a un horloger à trois-cents mètres après le carrefour d’en face. Un virage à gauche, un passage piéton et j’y suis. Trois étoiles sur cinq, et un commentaire de CéliaMaman_233 qui en faisait son éloge. Ç’en est assez pour moi.

La lumière est tamisée, ça sent le neuf et le produit lave-vitre. Un homme bien habillé bien coiffé m’accueille d’un sourire chaleureux, derrière lui se trouve un vieil homme dégarni qui décortique les éléments d’une montre à aiguilles.

« Vous réparez les horloges détraquées ?

Je sais qu’elle ne l’est pas.

  • Oui.

Je pose la machine sur le comptoir.

  • En combien de temps ?

Il se penche.

  • Combien comptez-vous y mettre ?

Je sors mon portefeuille et en extrait deux billets de vingt euros.

  • En fin de semaine. Notez votre numéro de téléphone sur le livre à votre droite, et l’on vous rappellera une fois qu’elle sera réparée. »

Ça me parait suffisant.

Et maintenant ? Il reste encore une semaine avant la fin de la semaine.

Qu’est-ce qui m’a pris d’y aller un lundi ? J’aurais dû y aller jeudi.

M

Maintenant que toute notion du temps est arbitraire dans les bureaux, c’est comme si les employés avaient perdu tout repère. La réunion est à 10h, mais si j’ai 9h58 à ma montre et que la tienne affiche 10h03, lequel de nous deux a raison ? Pendant un temps, je mettais constamment mon réveil en avance, à défaut de l’être moi-même. Dès lors, sans ce maître d’orchestre avec des aiguilles à la place des baguettes, l’ensemble peine à s’accorder. Les percussions ont perdu le rythme, les flûtes manquent de souffle, les solistes n’en font qu’à leur tête. Une simple horloge peut-elle réellement être responsable d’un tel bazar ? A la direction, les méninges s’agitent. Le problème doit être résolu, et rapidement. Le temps c’est de l’argent, et notre banquier a disparu, laissant un trou béant dans le mur. Des questions s’élèvent. Que s’est-il passé ? Pourquoi une soudaine disparition ? L’on a tenté de s’accorder, mais tout le monde prétendait être à l’heure. L’on voulut acheter une autre horloge, mais avec quel budget ? Les extras ont été investis dans des mugs de noël pour le personnel. L’on décida de créer une cagnotte. Mais quel type d’horloge choisir ? Connectée ? Mécanique ? Nous pourrions reprendre le même modèle. Mais n’est-il pas temps de changer un peu ? La mode est à l’orange …

Pendant qu’ils s’échinent tous à comprendre ce qui s’est passé, qui est derrière tout ça, pourquoi dérober un objet si fédérateur et si essentiel à une entreprise efficiente, je prends mon mal en patience. Plus les jours passent et plus la discorde s’installe.

Une ellipse se glisse puis s’éclipse.

Le trou mural reste béant lorsque soudain mon téléphone sonne. L’on est vendredi. Trois étages plus bas, un carrefour franchi, un virage à gauche, un passage piéton plus tard et me voilà devant l’horloger bien habillé bien coiffé. J’allais enfin savoir ce qui clochait avec ma machine.

« Vous l’avez ?

  • Je l’ai.

L’homme s’en alla dans l’arrière-boutique et revint avec l’horloge dans les mains.

  • Qu’est-ce qui clochait ?

Je me penche.

  • Les piles.

Un instant.

  • Rien d’autre ?
  • Quoi d’autre ?
  • Je ne sais pas … La cadence ? La justesse ?
  • Non.
  • Rien du tout ?
  • Rien du tout. »

Je reprends l’horloge. Finalement peut-être que c’est moi, l’élément qui cloche.

La machine est enveloppée dans un torchon et entreposée sous mon lit, entre deux boîtes à chaussures. Pas question de la remettre après tout ça. D’ailleurs, avec l’argent que je viens de dépenser, c’est un peu comme si je l’avais achetée. Du moins… c’est ce que j’aime penser.

Ma rencontre avec l’horloger me laissa sur ma faim. Rien ne clochait, à part les piles que j’avais délibérément interchangées. Et si je la lui avais apportée en état de marche ? Aurait-il trouvé autre-chose ? Ou peut-être n’aurait-il rien détecté, et me l’aurait rendue telle qu’elle. Au moins, j’ai gagné des piles neuves au change. Il n’empêche qu’il reste un élément qui me chiffonne. Un moment de blanc, un murmure à travers la serrure, un caillou dans la chaussure. Je ne saurais l’expliquer autrement qu’en métaphores, tant cet élément reste abstrait. L’on a changé les piles, mais il est encore là. Les aiguilles se sont remises à tourner, mais il est encore là. L’horloge marche magnifiquement bien, mais quelque chose ne va pas. C’est comme se planter une aiguille sous le pied dans du sable fin.

N

Ni les collaborateurs, ni les ingénieurs, ni les constructeurs, ni les soudeurs, ni les directeurs n’arrivaient à se mettre d’accord au sujet du type d’horloge que nous devions adopter. Les conservationnistes s’opposaient aux novateurs et aux pitres qui proposaient une armature-lavabo, avec des aiguilles-tuyaux. Le diable se trouve dans les détails, et celui-ci pourrait bien faire flancher l’industrie. Un petit malin s’était amusé à changer d’heure tous les ordinateurs. Un autre avait ajusté le micro-ondes à celle de Tokyo. Le tout créa un bazar monstre, aux infos locales l’on parla de chômage technique. Passée de Paula la future star de PROTENGO, je devins Paula l’oiseau de malheur des lavabos. Annonciatrice de désordre, provocatrice de discorde. Une simple sonnerie en valait-elle le coup ? Le caillou dans la chaussure vaut-il la peine de jeter la paire sous un bus ?

Mon manager se retourne vers moi et me conseille de me concentrer sur les archives. C’est important, c’est mon travail. C’est pourquoi je suis là, c’est ma raison de vivre professionnelle. Je ferais mieux de laisser les personnes responsables s’occuper des tâches qui leurs sont dédiées. S’ils savaient que la réponse se trouve entre deux boîtes à chaussures… Enfin, la réponse à leur problème, celui du trou dans le mur. Mon problème, lui, reste flottant. J’ai un jour entendu un murmure à ma porte, je suis sortie et me suis pris une bourrasque. Maintenant, que faire ? Il faudrait déjà statuer sur la nature de ce succinct murmure. Est-il passé ? S’est-il fait avaler par le vent ? Noyer dans l’incertitude humaine ? Peut-être l’ais-je reconnu trop tard. Peut-être est-il parti. Mais je ne peux m’empêcher de penser à cette petite portion d’incertitude, le « et si ? » qui allait changer le cours de l’histoire, le cours de ma vie. Et si c’était le signe que j’avais toujours attendu ? Et si c’était le début d’une grande aventure ? Je ne pouvais pas me permettre de remettre ça au néant des rêves inachevés. Je préfère passer le reste de mes jours à courir après un projet abstrait plutôt que de le gâcher à parler du magnifique que j’avais, à un moment, manqué de frôler. C’est décidé, je vais poursuivre ce murmure. Je vais le chasser à travers les bourrasques, les quatre vents, le mistral, n’importe quel mouvement d’air dû à la rotation de la Terre, je le pourchasserai.

A ce moment, une idée me vint à l’esprit. Simple, et donc très difficile à mettre en œuvre.

Ce n’est pas d’un horloger dont j’ais besoin : c’est d’un chasseur de murmures.

C’est évident : un horloger n’a inspecté que l’aspect physique de la chose. Les éléments matériels. C’est son métier, son gagne-pain. Après-coup, le résultat de cette expérience ratée n’avait rien d’étonnant. Il me faut donc trouver un chasseur de murmures, quelqu’un qui les connaisse comme sa poche, comme personne.

Quelqu’un qui me dise enfin ce qui ne va pas avec cette horloge qui va très bien.

O

Objet d’ennui chronique tout autant d’émerveillement périodique pour l’archivage de dossiers obsolètes, il est vrai que je me perds parfois au fil des lignes. Au fil des jours. Car c’est bien beau de vouloir rattraper le murmure, trouver un chasseur, lui poser un nombre incalculable de questions dans l’espoir naïf qu’il y réponde, trouver ce fugueur, cette graine, qui ne s’ont qu’une et même chose, vous l’aurez compris. Plusieurs chemins pour la même destination, Rome était tout d’abord un rêve.

Il faut que je réfléchisse de manière structurée. En ordre de priorité préétabli, en check-lists, ne pas mettre la charrue avant les bœufs sans avoir préalablement appris aux bœufs à pousser une charrue, sinon c’est stupide, il faut faire preuve d’un peu de bon sens.

Etape 1 : Trouver un chasseur de murmures.

Ça me parait une bonne étape pour commencer.

Google n’a rien donné. Ni Mozilla, ni Safari, ni Ecosia, ni Explorer en tout dernier recours. Les petites annonces non-plus. Technologies anciennes et modernes d’accordent sur le fait que cette quête est bidon. A la seule différence peut-être, qu’internet me propose d’autres choix de chasseurs : de gibier, de têtes, de vampires. Les murmures peuvent aller se jeter dans les méandres du web.

Et si c’était dans les archives ? Ces précieuses archives, qui se baladaient tranquillement entre mes mains depuis le début. Peut-être que la réponse était en fait la question elle-même.

O’brien

O’nell

Ogynen.

Oteillo…

Oteillo. Industriel d’outillage de jardin le jour, chasseur de murmures la nuit. Oteillo, on dirait un nom de brigand hispanique dont on découvre le bien-fondé de ses actes au dernier chapitre. Tout le monde est ravi, l’on peut cracher sur les forces de l’ordre au ventre proéminent en toute liberté, et la belle est sauvée. Ça rime avec Zorro, par-dessus le marché. On est bon, on coche toutes les cases. Allons lui payer une petite visite.

Ce qui arrange, c’est que l’on était vendredi. Le vendredi d’après le fameux vendredi tant attendu qui n’a rien donné d’inattendu. Nous en sommes donc à ce point-là dans l’intrigue, j’espère que vos suivez toujours. Et ce qui est bien avec le vendredi, c’est qu’après il y a samedi et dimanche, et que chez PROTENGO Lavabos l’on ne travaille pas durant ces jours-là. C’était parfait, parce que ce n’est pas que monsieur Oteillo habite loin, Londres à vol d’oiseau c’est pas à l’autre bout du pays, mais quand on part d’Uxbridge il faut être préparé à toute éventualité.

Une ligne de métro fermée, trois bus et vingt-cinq minutes de marche plus tard, et me voilà en plein cœur de la capitale, presque autant que mes questions. Il faut suivre, je le répète.

Je vois le pas de sa porte. Comment l’aborder ? Que dire ? Comment expliquer la raison de ma venue, d’où je viens, où je veux aller ? Encore des questions. Trop de questions. Si ça continue comme ça, je vais devoir apprendre à mes bœufs comment pousser une charrue. Trop de réflexion, peu d’action.

Je sonne.

Deux fois.

Juste pour être sûre.

La clé tourne dans la serrure.

Inspiration tremblante.

On ouvre.

Merde, merde, merde…

Un homme hispanique, cheveux ébènes, 1m85 à vue de nez.

Trop tard pour fuir.

« Oui ?

  • Bonjour
  • Bonjour. C’est pour quoi ?

Vide cérébral.

Il faut lui répondre quelque chose.

J’aurais peut-être dû me poser les bonnes questions sur comment lui donner les bonnes réponses. A noter pour plus tard.

Maintenant, c’est peut-être trop tard.

  • Etes-vous bien Alberto Oteillo ?
  • C’est mon père. Que lui-voulez-vous ?
  • J’ai … Heum …

Mon bégaiement ressurgit de mon passé d’intello tiraillée. Mes pensées vont toujours trop vite pour mes zygomatiques, le drame d’une vie, pourquoi suis-je née ainsi, il faut trouver une réponse, vite, sortir de ma tête. Il s’appuie sur une jambe comme la position d’attente du flamant rose. D’ailleurs appeler comme tel un flamant rose revient presque à silencieusement cautionner le vol d’identité. Les flamants sont roses grâce aux crevettes qu’ils mangent et dont la couleur initiale, selon un procédé très scientifique que je ne vais pas déballer ici mais que tu peux trouver sur Google ou Mozilla ou Safari ou Ecosia ou même Explorer en tout dernier recours, déteint sur leur pelage blanc. Si les crevettes avaient déposé leur couleur à l’INPI peut-être que l’on se serait épargné toutes ces pensées vagabondes. Peut-être que tous les flamants resteraient blancs, et les scientifiques responsables en prison. Les crevettes ont loupé leur occasion de régner sur le monde moderne.

Mon interlocuteur, flamant au pelage bronzé, sembla battre en retraite.

  • Papa, quelqu’un pour toi. Weirdo…

Un homme, plus lourd, plus trapu, approcha vers la lumière.

Alberto Oteillo. Industriel d’outils de jardinage le jour, chasseur de murmures la nuit.

  • Bonjour.
  • Bonjour, monsieur Oteillo. Etes-vous bien industriel d’outils de jardinage ?
  • Oui.

Il eut un TIC des lèvres, clignait des paupières si lentement que j’ai bien cru qu’il allait s’endormir entre chaque battement.

  • Je me permets de venir sonner chez vous car j’ai quelque chose à vous demander.
  • Qui êtes-vous ?

Ah oui, c’est vrai.

  • Je m’appelle Paula. Enchantée. Vous y connaissez-vous en termes de murmures ?

Il fronça ses sourcils en bataille tel deux armées prêtes à croiser le fer.

  • Comment ça ?
  • Je souhaiterais savoir si vous aviez une quelconque expérience, nocturne de préférence, concernant la chasse, ou du moins la poursuite, même non-violente, voire même l’étude passive dans le pire des cas, des murmures de serrure ?

Sa bouche s’entrouvrit comme si son menton pesait soudainement son poids.

  • Je ne sais pas ce que vous vendez, mais je doute que ça soit légal.
  • Non monsieur, je viens vers vous de manière totalement bénévole, volontaire même, je souhaite comprendre, apprendre, rattraper le murmure qui m’a échappé, je ne sais pas trop comment vous le demander alors voilà. Je vous livre mes pensées comme elles sont, sans filtre ni façons. J’ai suivi les signes, écouté avec mon cœur, et me voilà ici. Monsieur, voudrez-vous bien m’apprendre à chasser les murmures égarés ?

Un instant.

  • Je ne suis pas intéressé, quoique vous voulez.

Il referma la porte.

Je restai un moment sur les marches de l’entrée. Ma quête de murmures s’en est prise un gros, de mur. En pleine tête, bien centré, tir cadré. Et moi je suis là, au milieu d’une ville de l’autre côté de la Manche, totalement à côté de la plaque. Sur toute la ligne. Par peur de vouloir bien faire, vite, de ne pas vouloir laisser passer le moindre signe, me voilà sur le carreau. C’était allé trop vite, cette chasse au chasseur. Cette méta-chasse. C’était une tâche tellement vaste et tellement abstraite que j’ai pris le premier indice qui me venait à l’esprit et me suis construit tout un monde autour de lui. Tout cela en ignorant celui d’autrui. Ma réalité, aussi vive et colorée qu’elle puisse être, ne convient pas au premier venu. Et puis évidemment, c’était trop facile si je trouvais mon chasseur dès maintenant. A y penser, j’en aurait peut-être même été un poil triste qu’Oteillo m’ait ouvert la porte de chez lui. Peut-être me fais-je une raison à mon malheur auto-construit. C’est vraiment nul, de n’avoir personne d’autre à blâmer que soi. Il ne me reste plus qu’à blâmer Dieu pour m’avoir mise sur ce chemin, pour m’avoir fait venir ici, dans ce pays tout gris, pour trier des archives qui ne font sens qu’à mon esprit bancal, de m’avoir fait comme je suis, de m’avoir fait naître.

Tel un téléfilm dramatique, il se mit à pleuvoir.

P

Perdue. C’était le mot juste. (méta)Physiquement, tous les marqueurs étaient au rouge. Les hauts appartements de la capitale anglaise bombaient le torse comme pour dire « toi, petite stagiaire venue de nulle part, qui penses-tu être pour venir nous côtoyer ? ». Et je regarde ces géants de pierre qui chatouillent les pieds des nuages. Et les nuages qui se font bronzer le crâne par le soleil. Et le soleil qui doit se sentir bien seul tout là-haut, avec derrière lui le noir étouffant de l’espace, lui-même avalé par les trous, noirs eux aussi. Les scientifiques disent que si l’on se faisaient aspirer par un trou noir, là, tout de suite, l’on ne s’en rendrait même pas compte. Le temps ralentirait. Et comme ça, lentement mais sans freiner pour autant, l’on se ferait transformer en infimes fils de lumières avant de se faire gober par le néant. Je l’ai lu sur des forums. Vrai ou pas, ça mérite réflexion. Depuis le début des festivités, je me plains, me pose des questions, pense à des choses incongrues, me fais des montagnes d’un rien. Et si tout s’arrêterai maintenant, s’il me viendrait à l’idée de me transformer en fil de lumière sur l’instant, que personne ne sera plus là pour conter mon histoire, pour se rappeler, pour faire perdurer la mémoire… Qui serais-je ? Peut-être plus personne. Peut-être plus rien. Et alors, à quoi m’auront servi ces études qui ne me plaisent pas, cette relation qui ne me rend pas heureuse, ces amis que je me force à côtoyer, ces adultes qui me forcent à les écouter … Pour quoi faire ? Pour me construire un avenir potentiel où je serais riche et célèbre ? Vivre une vie prédéfinie par quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autrement ennuyant, une vie qui ne me fais pas vibrer, qui n’alimente pas la flamme qui s’agite à l’intérieur de mes organes ? Et cette urgence de vivre que les post-adolescents et les victimes de la crise de la quarantaine se partagent en silence ? Celle qui me prend calmement au piège. Et si l’on ne vivait que dans nos têtes ? Et si soudain l’on serait rattrapés par cette urgence de vivre, non-pas à cause des années devant nous qui s’amoindrissent au fur et à mesure, mais à cause de celles que l’on a laissé derrière, à vouloir écouter tout le monde sauf nous-mêmes ? Et si l’on écoutait un peu moins les tout-savants ? Et si l’on prêtait l’oreille aux punks ? Qu’on les écoutait un instant de manière complète, sans râler, sans lever les yeux au ciel, sans les interrompre, qu’auraient-ils à nous dire sur la vie ? Je ne pense pas à d’éventuels soulèvements ou ce genre de chose, mais en écoutant les siphonnés d’autrefois, les minorités, les marginaux, combien de nouvelles voies pourrions-nous découvrir ?

Mes pas me mènent dans un quartier douteux, entre un skate-park où des jeunes fument leurs cônes et un hall d’immeuble où des mères de familles discutent entre elles, des sacs de courses à leurs pieds. Quelques foulées plus loin et je manque de trébucher sur un feutre rose. Je le ramasse, la tête perdue dans toutes ces questions et machinalement me tourne vers une façade d’immeuble à ma gauche.

« CHASSEUR DE MURMURES SI TU PASSES PAR LA, JE M’APPELLE PAULA ET J’AIS BESOIN DE TOI. »

Je glisse mon adresse et lâche le marqueur sur le bitume, non-loin de là où je l’avais trouvé. S’il ne voit pas mon message, j’en viendrais au fait que ma chance m’est bel et bien passée entre les doigts. Univers, je te pose cet ultimatum. Ne m’en veux pas, mais cette urgence de vivre fuse en moi, je ne sais pas quoi faire ni vers qui me tourner. Alors je m’adresse à toi, Univers, si je pouvais te demander une chose, une seule, c’est celle de me trouver ce foutu chasseur. Je n’en peux plus. A être toute seule dans mon monde, je vais bien finir par y mettre le feu.

Une ellipse se glisse une seconde fois puis s’éclipse, pour la joie du public.

Ils ont accroché une horloge IKEA.

Elle est moche, sans aucun style apparent et fait résonner un tic-tac horrible dans tout l’open-space. C’est le compromis qui ne penche ni trop à gauche ni trop à droite, juste ce qu’il faut pour mettre tout le monde d’accord sans satisfaire personne. Mais au moins, on a une heure de référence. Ordinateurs et micro-ondes ont été remis à l’heure, des oreilles ont été tirées au sein du petit personnel. Et moi, qui suis à l’origine de tous ces tracas, de toute cette histoire, est passée entre les gouttes des sanctions de la hiérarchie. Comme quoi il y a du bon, à bosser sans être reconnue employée. Globalement, toutes les choses ont repris leur cours. L’orchestre de touches de claviers, de papiers froissés et d’agrafeuses capricieuses a repris de plus belle, en rythme et harmonie. Le téléphone sonne parfois, comme pour souligner ce mouvement bureautique n°4. Finalement, ça n’est pas si lassant d’être au milieu de toute cette agitation. Certes, j’aimerais être ailleurs. Totalement, absolument. Mais je me suis fait une raison. Cela fait trois semaines. Trois semaines que j’étais allée voir Oteillo, m’était perdue dans les rues de la capitale, avait vandalisé un bâtiment public et porté l’Univers coupable de ce délit. C’est vrai, si j’avais trouvé mon chasseur plus tôt, je n’aurais pas eu à enfreindre la loi. Vous devez me croire, votre Honneur, c’est lui qui m’a poussé à le faire. Ça serait comique à défendre devant un juge. En attendant je survis à coup de café, de bonne bouffe bien grasse et de Netflix le soir. C’est le starter pack du rêveur égaré. Mon berger est bien loin, Santiago est parti faire des châteaux de sables et les plaines de mon existence me paraissent bien vide. Je ne sais pas vers où aller, je ne sais plus d’où je viens. Je sais juste qu’à un moment, à 17h47 d’un jour perdu dans les méandres du calendrier chrétien, mon cœur a battu un peu plus fort. Je ne sais plus trop pourquoi. Tout ça m’apparaît comme un rêve lointain, brumeux, auquel je n’ai plus accès. Comme si la flamme qui m’animait un jour avait soudé les éléments de mon âme entre eux pour s’en faire un bouclier contre le monde extérieur. Un bouclier si épais que même moi je ne pus bientôt plus voir au travers. Alors c’est comme ça que l’on meurt de chagrin ? Est-ce comme mourir de froid, mais de l’intérieur ? L’on n’est pas ressuscité pour m’en parler. Il est dix-huit heures, l’heure de remballer. Comme tous les jours compris entre lundi et vendredi. Je m’exécute. Ça ne m’aurait pas dérangé de rester un peu plus longtemps, mais pour quoi faire ? Si j’avais un projet magnifique à créer, à mettre en place, je pourrais rester travailler toute la nuit, toutes les nuits ! Je ne rentrerais que pour me doucher et croquer un bout. Je dormirai sur place, entre deux gribouillis dont seuls les génies sont capables de produire. Or ce soir, je juge que le traitement et le référencement des archives ne constitue pas un projet si vital au point de rester un peu plus tard. Je tire la poignée et descend les marches de l’escalier menant au rez-de-chaussée.

Je sors dehors et c’est bizarre, c’est étrange, presque surréaliste, combien de moments si infimes déterminent notre existence. Combien de petites choses insignifiantes nous mettent sur des chemins incongrus. Un échange, une musique, un discours. Un regard. Mon regard. Mon regard qui se perd à l’horizon, cherchant un sens à tout ça, un sens à ce ciel constamment gris, ces bâtiments fondamentalement gris … Un peu sur la droite, sur le mur opposé d’une petite ruelle mal éclairée. En rose.

« 144 PICADILLY »

Q

Quand l’univers vous remet en piste, il devient nécessaire, voire obligatoire, de sécher le travail. C’est ce que j’aurais dit à mon employeur, si j’avais une étincelle de courage et une indifférence totale au fait de me faire virer. En claquant la porte de chez moi, je lui laisse un message vocal en lui expliquant maladroitement les tenants et aboutissants du pourquoi du comment j’étais malade à en crever, clouée au lit, vous savez bien, j’aurais aimé être là, mais c’est un cas de force majeure. Je vous tiens au courant. Cheers.

Et me voilà encore une fois partie à l’aventure à cause d’un gribouillis sur un mur dégueu de mon voisinage, l’horloge calfeutrée sous le bras. Pas de bus cette fois, les transports sont fonctionnels et j’en profite. Hyde Park Corner. Quelques minutes de marche et me voilà sur le pas de la porte. La bonne, cette fois. Peut-être. Sûrement. Il y a des moulures sophistiquées dans l’encadrure, ça sent la beuh et le porc au caramel. Mixité culturelle : 10/10.

Je toque.

J’attends.

Je toque.

J’attends.

Quelqu’un approche.

J’inspire.

On ouvre.

Merde, merde, merde …

Une enfant au pyjama étoilé m’accueille.

Elle ne parle pas.

« Bonjour … Je m’appelle Paula.

  • Bonjour … chuchote-t-elle tout bas
  • Y a-t-il un adulte chez toi à qui je pourrais parler ? »

L’enfant hocha la tête avant de s’enfuir avec une démarche maladroite, me laissant seule devant cette porte ouverte.

Je décide de faire un pas à l’intérieur. Une chaleur m’entoure aussitôt. Pas une chaleur étouffante, comme un sauna mais plutôt envoûtante, comme la cuisine en ébullition d’une grand-mère. Je fais un autre pas. Il y a beaucoup de bruit, surtout à l’étage. Des cris d’enfants qui se chamaillent, qui se poursuivent partout dans l’appartement. L’un deux me frôle, une coiffe d’indien sur la tête. Il y a des affaires partout, l’on aurait dit un camp de nomades ayant pris place à la maison blanche. Le plafond est haut, il y a des moulures là aussi. En y pensant, je me souviens bien de cette adresse. 144 Piccadilly. Dr. John, la London Street Commune. Les hippies. Je ne savais pas que c’était toujours d’actualité…

Un jeune homme descend soudain les escaliers quatre à quatre. Il est habillé d’une chemise blanche et d’un jean noir.

« Qui êtes-vous ?

  • Je m’appelle Paula.
  • Enchanté, Paula.

Je souris. Ses yeux bleus ressortent sur son teint sombre.

  • Je … L’on m’a dit de venir …
  • Qui ? Maria, Paul, Amir ?
  • Je … L’on m’a juste dit de venir.

Le garçon me toise un instant, puis hausse les épaules.

  • Va voir dans la cuisine. »

Il me montre du doigt une pièce au bout du couloir, dans un renfoncement. De la vapeur d’eau ainsi qu’une musique aux consonnances latino en ressortent.

J’avance.

Dans la pièce se trouve une femme qui cuisine dans une grosse marmite, deux jeunes, un garçon et une fille discutant en espagnol près de l’évier et un troisième qui s’enfile un rail de poudre dans la narine gauche.

« Qui êtes-vous ? Lança la femme.

Je commence à en avoir marre de cette question. Est-ce l’effet que je procure aux autres lorsque je pose les miennes ?

  • Je m’appelle Paula… Et l’on m’a dit de venir ici.
  • Qui ? Sully, Vlad, Xavier ?
  • Je … L’on m’a juste dit de venir ici. 144 Piccadilly. C’est tout.

La femme jette deux-trois mots en suédois au cocaïnomane, qui s’en alla. La fille passe un coup d’éponge et me tire une chaise. Je m’assois.

  • Je ne sais même pas ce que je fais là. Je sais juste qu’il n’y a pas d’autre endroit au monde où j’aurais préféré être. Pas même la plage de Bali, pas même les montagnes du Pérou, ni les remous de Pacifique. Je sais que je dois être ici, parce qu’il y a eu trop de signes, trop de déroute puis de re-route pour que je ne me retrouve pas dans cet endroit, avec vous, dans cet appartement, dans cette cuisine. Je ne sais rien, apprenez-moi.

Les trois individus se regardent. Le garçon n’avait visiblement pas compris un mot de ce que je venais de dire. La mère agrippe une bouilloire sur le comptoir, la remplit d’eau et la fait chauffer. Elle ne dit rien.

  • Je cherche une personne, une personne très importante. Il est chasseur, mais ne tue pas de gibier. Il chasse les murmures pour les ramener vers nous, je ne sais pas trop comment vous le formuler sans passer pour une folle. Il chasse mais ne tue personne, ne me méprenez pas, d’ailleurs il pourrait même être végan, ça ne choquerait nul homme. Il chasse les murmures avant qu’ils se perdent dans le néant des rêves inachevés. Finalement, l’on pourrait même le comparer à un berger. Mais vu la situation plus-que-désespérée, un chasseur végan serait plus utile qu’un berger de murmures. Vous me suivez ?

Toujours aucune réponse. La bouilloire arrivant à ébullition, la cuisinière ouvre un placard et en sort une tasse. Elle y met un sachet de thé et y verse l’eau chaude. Elle me la pose devant moi.

  • Bois. Ça fait du bien.
  • Merci. Et … Suivez-vous ce que je vous dis, ou me prenez-vous, comme les autres, pour une meuf un peu perdue ?
  • Tu n’es pas perdue.
  • Ah oui ? Comment ? Vous savez de qui je parle, vous connaissez le chasseur de murmures ?
  • Ton chasseur de murmures n’est pas réel.

Le temps s’arrête. Je me rends compte qu’après toutes ces aventures, toutes ces prises de têtes, les jungles, les graines, les poissons-chats, les flamants roses, les serrures, le vandalisme, les archives, l’horloge, le temps, tout ça n’a peut-être servi à rien. Tout ça pour en arriver, encore une fois, à un cul de sac.

  • Epargnez-vous les mots.

Je veux soudainement partir, mais je suis trop fatiguée pour bouger. Je fixe simplement le thé devant moi, et la vapeur qui s’en échappe. Pour la première fois de ma vie, j’aimerais mourir.

Il se passa un certain temps, je ne saurais deviner combien, avant que la femme ne vienne s’asseoir en face de moi, avant de poser son thé à côté du mien.

  • Je peux faire jaillir de la lumière de mes mains.
  • Oui, bien sûr. Allez-y, foutez-vous de moi. Profitez-en, ce n’est pas souvent qu’une conne aussi naïve frappe à votre porte. Prenez-en plaisir, j’espère que le spectacle est à votre goût.
  • Jeune fille, tu veux me convaincre que les traqueurs de murmures existent, mais tu n’es pas prête à m’entendre lorsque je te dis que de la lumière sort de mes paumes, si je le commande.
  • Chasseur …
  • Les chasseurs de murmures ne sont pas réels.

Je ne prends pas la peine de re répondre.

  • Les chasseurs de murmures de sont pas réels.
  • Vous l’avez déjà dit.
  • Je le répète car tu ne m’écoute pas. Les chasseurs de murmures ne sont pas réels.
  • Pourquoi cette phrase, en boucle ?
  • Tu m’entends mais tu ne m’écoute pas.
  • Je vous écoute très bien.
  • Entendre, c’est traduire l’air que je fais vibrer avec mes cordes vocales, ma langue et mes lèvres en paroles qui ont un certain sens. Ecouter, c’est comprendre ce que je ne dis pas. Qu’est-ce que je ne dis pas ?
  • Je ne sais pas.
  • Les chasseurs de murmures ne sont pas réels. Qu’est-ce que je ne dis pas ?
  • Qu’ils sont… Irréels ? Fictionnels ?
  • Continue.
  • Qu’ils ne sont pas réels. Qu’ils n’existent donc pas. Dans cette réalité.
  • Oui. Creuse encore.
  • Que… Qu’ils existent dans une autre réalité ?

La femme sourit.

  • Faut-il que je voyage à travers une faille spatio-temporelle ? Parce que j’ai le mal de mer chronique, problème d’oreille interne, le drame d’une vie, je ne vous dis pas …
  • Concentre-toi.
  • Pardon. Les chasseurs de murmures existent donc, dans une potentielle réalité parallèle.

Un instant, je réfléchis. La photo. Mais bien sûr ! La photo. Les scientifiques. Le téléphone arabe photographique.

  • Et donc ?

Elle porte la tasse à ses lèvres, et but une gorgée.

  • Et donc puisque chacun de nous vivons dans nos propres têtes, dans nos propres univers, dans notre propre réalité… Les chasseurs de murmures existent bien… Dans ma tête. Dans ma réalité. Mais pas dans celle des autres, car l’idée de ces chasseurs m’est parvenue via un chemin de pensée qui est le mien, composé d’éléments qui, à la faveur du hasard, ou du destin, ou de Dieu selon qui-veut, se sont accordés au bon endroit au bon moment.
  • Alors…
  • Alors tout comme la lumière de vos mains qui n’est pas réelle pour moi, les chasseurs de murmures n’existent pas pour les autres. Si je veux manifester ce que j’ai inventé, il me faut recréer ce chemin de pensée chez eux pour qu’ainsi ils y croient eux aussi. Cet élément nouveau fera alors partie de leur réalité. Ils deviendront réels. »

Je bois moi aussi une gorgée. Mon cerveau est en surchauffe, je peux enfin parler à cœur ouvert. J’ai trouvé âme plus siphonnée que moi : celle qui daigne m’écouter.

Il va nous falloir plus de thé.

R

Récapitulons. Les archives, l’ennui, mon jardin vierge, la théorie des graines, les poissons-chats, l’horloge, l’horloger, les boîtes à chaussures, le murmure dans la serrure, le caillou dans la chaussure, les flamants roses, Oteillo, la rage contre le monde, le marqueur, le vandalisme, le retour-sur-vandalisme, le squat hippie des sixties. Ça fait beaucoup à mettre dans le rapport de stage. Me voilà maintenant, moi, Paula, montant les marches de la 144 Piccadilly mansion avec mon horloge sous le bras, prête à rencontrer celui qui me dira finalement ce qui ne va pas avec cette horloge qui va très bien. Le temps ralentit. Entre-t-on dans un trou noir ? Peut-être. Peut-être est-ce aussi l’impression que ce moment, cette montée des marches, cette élévation dans l’intrigue, est d’une haute importance. Ce sont ces petits moments qui nous définissent. Une chanson, un regard, une rencontre. Une rencontre.

La femme de la cuisine, qui me précède, s’arrête soudainement devant une porte blanche. Elle me fait signe d’entrer, avant de redescendre. Et me voilà encore, moi et une porte qui n’avait pas de serrure. Entre qui le souhaite. C’est assez ironique, à y penser. Toute ma vie, l’on m’a conseillé de faire telles études, tel train de vie, telles activités, parce que ça m’ouvrait plus de portes. La loi, la médecine, l’ingé ou Sciences Po à la limite, c’est bien, rappelle-toi, sonner chez tout le monde sans se fermer de portes, c’est comme ça qu’on réussit. Mais me voilà devant celle-ci, une porte toute simple, toute blanche, et derrière elle, mon avenir. Je ne souhaite être nulle part ailleurs, si ce n’est de l’autre côté de cette simple planche de bois. Et tous les évènements qui m’ont amené jusqu’ici, jusqu’à ce concours de circonstances, une sonnerie qui cloche, le marqueur, mon regard qui se perd, sont des éléments rencontrés lors de mon exploration de chemins qui a priori ne me mèneraient nulle part. Nulle part est une destination qui me plaît.

Le temps passe et je me rends compte que mes pensées volatiles ne me feront pas avancer.

Une lumière fauve perce à travers l’embrasure de la porte.

Je toque.

Un instant.

Une voix se fait entendre.

J’ouvre.

La pièce me laisse un instant dubitative. Me suis-je trompée ? La femme de la cuisine s’est-elle fichue de moi ? Trop de questions me trottent dans la tête. A quel moment ais-je vrillé de chemin ? Pourquoi, après tout ça (je ne vais pas résumer encore une fois), cette pièce s’impose-t-elle à moi ? Qu’ai-je à faire avec une chambre d’enfant ? Des posters de dinosaures sur les murs, des figurines d’astronautes, des coussins partout. Et au milieu de ce foutoir enfantin, la fillette au pyjama étoilé qui joue à la poupée.

« Re-bonjour.

Elle sourit.

  • L’on a dû me montrer la mauvaise pièce, j’ai dû toquer à la mauvaise porte. Sais-tu où pourrais-je trouver un adulte ?

Elle lève les yeux au ciel, avant de se mettre sur ses jambes.

  • Les adultes. C’est toujours eux que l’on écoute. T’en as pas marre de sans cesse les demander ? C’est la première chose dont tu m’as parlé.
  • C’est que …

Elle s’approche et me dérobe l’horloge de sous le bras.

  • Oui, c’est un truc sérieux. Un truc de personnes responsables.
  • Fais attention avec ça, j’y tiens beaucoup.

Elle s’assoit sur un coussin et m’invite à faire de même. Je m’exécute.

  • Une horloge.

Elle inspecte la machine avec attention.

  • C’est une horloge spéciale.
  • Spéciale pour toi.
  • C’est ça.
  • Que s’est-il passé ?

Je lui raconte mes aventures en veillant à utiliser des mots qu’elle puisse comprendre.

  • Et c’est pourquoi je suis venue ici. Je cherche un chasseur de murmures, qui pourra enfin me dire ce qui cloche dans toute cette histoire.
  • Hmmmm …

Elle prend un air sérieux.

  • Tu t’y connais en horloges ?
  • Un peu. Mais celle-ci marche bien. Rien à signaler.

Evidemment. Que pouvais-je attendre d’une enfant qui joue à la poupée ? Que pouvait-elle m’apporter ? C’est stupide.

  • Bien-sûr, bien sûr. Il fallait s’y attendre, tu es juste une enfant, tu ne connais pas grand chose. Ça n’est pas contre toi, tu as beaucoup à apprendre. Je vais te laisser jouer, et vais voir si je peux m’entretenir avec une personne plus expérimentée. Ne t’en fais pas, c’est ma faute, je ne sais pas ce qu’il m’a pris d’avoir cru que m’en remettre à une fillette allait me montrer le bon chemin. C’est moi, pas toi. Ne t’en fais pas.

Je remballe la machine dans son torchon, me lève et me dirige vers la sortie.

  • Les murmures n’ont rien à voir avec les serrures.

Un instant.

  • Comment ça ?
  • J’ai bien entendu ce que tu m’as dit. Mais quelque chose t’échappe.

C’est bien ce que je me disais depuis le début.

  • Et quelle est cette chose, dis-moi petite ?

Elle soupire.

  • Je tiens tout d’abord à dire que ta condescendance m’effare.

Les enfants de six ans parlent-ils tous comme ça, de nos jours ?

  • Je ne sais juste plus quoi penser.
  • Les murmures n’ont rien à voir avec les serrures.
  • Tu l’as déjà dit.
  • Pourtant, après tout ça, tu ne comprends toujours pas.
  • Eclaire-moi.
  • Si j’ai bien tout suivi, si j’ai bien tout compris … Tu cherches un chasseur de murmures pour retrouver le tien, cet instant où tu t’es sentie unique et pourvue d’une mission, où ton cœur a battu un peu plus fort.
  • Oui.
  • Tu cherches un chasseur de murmures, pour savoir ce qu’il s’est passé, parce que tu veux des réponses à toutes questions, alors que tu sais bien que ces réponses engendreront d’autres questions.
  • Oui.
  • Tu cherches à mettre des mots sur les signes su monde.
  • Je veux savoir.
  • Tu t’es lancée dans cette quête sans queue ni tête, t’es construit tout un monde dans ta tête, sans soupçonner que peut-être, juste peut-être, tu étais en même temps la question, la réponse et la quête elle-même.
  • Je ne te suis pas.
  • Ta chasse au chasseur, sur laquelle tu t’es lancée sans vraiment y penser, ne te mènera pas à ton murmure. Comment vouloir arriver à destination lorsque l’on reste concentrée sur le point de départ ?
  • Tu m’as perdue.

Elle pointe l’horloge du doigt.

  • Ça n’est pas une boussole à murmures.
  • C’est une horloge.
  • Une horloge qui se comporte étrangement comme une serrure.
  • C’est à son travers que j’ai entendu le murmure…
  • Depuis le début, tu t’es concentrée sur la serrure en pensant qu’elle était une boussole.
  • Tout va bien avec mon horloge.
  • Tout va bien avec ton horloge.
  • Elle est le moyen, pas la fin. »

Tout devint clair. Depuis le début je me suis concentrée sur l’horloge, ait voulu savoir ce qui n’allait pas avec cette machine qui allait très bien, alors que c’est moi qui clochais : elle fonctionnait effectivement parfaitement. Comme une serrure, qui à un moment donné laisse passer une brise d’incertitude à la faveur du hasard, avant de reprendre sa fonction initiale. Depuis la première lettre du premier mot, je me concentre sur le temps, la sonnerie, 17h47, les aiguilles, le chasseur qui n’a rien à voir avec un chasseur… Tout ce temps j’ai cru qu’il était question de mécanisme.

Je me rends maintenant compte qu’il s’agit de néant.

S

Si ma vie était un film d’horreur, je serais la blonde qui décide d’aller au sous-sol. Sérieusement, je me suis embarquée toute seule, la tête dans le guidon au fil de ces péripéties, alors que la réponse à mes questions se trouvait près de moi tout ce temps. Elle était avec moi depuis le début, avait suivi mes états d’âmes. Elle était là quand je ne faisais que de trier les archives, pendant que je me racontais des histoires dans ma tête, lorsque j’ai dérobé la machine. Elle était là tout du long, attendant patiemment que je ne la reconnaisse. Et moi qui passe devant, sans la regarder, ni même la voir. Ni par la sight, ni par la vision. Mes deux chevaux de bataille m’avaient failli. Ou peut-être est-ce moi qui les ai failli. L’un dans l’autre, l’on en revient au même point. Un point très important, un point crucial. Un point noir sur un fond gris. Un point creux dans un mur prestement bâti. Nous en sommes là, lui et moi, à se regarder du blanc des yeux au noir du creux. Plus je m’approche plus je me rends compte que lui et moi nous ressemblons tellement. Nous sommes là, faisons belle figure sans que l’on ne nous prête attention, nous sommes spectateurs du monde qui nous entoure. Les autres nous voient sans nous regarder, nous passent à côté sans nous contempler. Il y a une bonne raison à cela : nous sommes tous les deux cachés derrière une barricade contre le tumulte du monde extérieur, moi de papier, lui de cuivre et de plastique. L’on se regarde lui et moi, pour la première fois. Il voit en moi comme je vois en lui, gouffre de possibilités et d’incertitudes. Incertitudes qui ne sont que des possibilités à qui veut bien les écouter. Ainsi me voilà, dans cet open-space où tout a commencé, où tout n’est pas fini, où un chapitre se tourne cependant. Je me tiens debout, les bras ballants, scrutant le trou béant devant lequel se pavanait l’horloge IKEA quelques secondes plus tôt. Je me suis permise d’ôter ce simple artifice pour me concentrer sur l’essentiel. Sur l’essence de cet appel.

Je prends une chaise et monte dessus, sous les hagards regards des autres employés. Je me trouve maintenant à la hauteur du trou d’infini. Tout peut se passer à ce moment précis. Je peux ressentir mon corps entier vibrer en adéquation avec ce néant qui me tend les bras. Je lui tends les miens. Nous nous enlaçons.

T

Tant qu’on y est, il faut que je vous parle de quelque chose. Je veux dire, quitte à se voir aspirer par une faille spatio-temporelle, autant se parler avec le cœur, vous et moi. Briser les murs, le quatrième des murs, avant de se faire transformer en fils de lumière, en photons solitaires, avant de voir le jour au bout du tunnel, si toutefois jour il y a. Je veux dire, si l’on est adepte du voyage nocturne, il ne faut pas s’attendre à être ébloui à la sortie, ça tombe sous le sens. Les gens et leurs proverbes tout faits… Je vous avoue qu’après n’avoir fait qu’un avec le néant qui n’est en réalité ni plus ni moins qu’un trou dans le mur, mes pensées font un peu le tour du cadran.

Ici, je n’ai plus de corps. Je ne suis plus que mes pensées. Ou peut-être que j’ai toujours mon corps, mais en tout cas je ne le sens plus et il fait si noir que j’y vois des couleurs. Alors c’est ça que Cooper ressentait dans Interstellar ? C’est terriblement ennuyant. Je m’attendais un peu à percer les secrets de l’humanité, remonter le temps, je m’attendais à un milliard de possibilité, deux si je me trouve un peu siphonnée. Tant d’attente, tant de tension pour se retrouver à flotter dans le noir ?

Et maintenant ?

Dois-je attendre l’éternité ?

Un instant.

U

Un éclair de lumière, et la nuit reprit ses droits. Que s’était-il passé ? C’est arrivé si vite qu’un clignement et ce fut fini. Un ange ? Une anomalie dans la matrice ? Mon esprit ? Peut-être. Ou étais-ce le lapin blanc ? Suis-je une Alice des temps modernes ? Mais je ne tombe pas dans le trou de lapin. Je flotte dans le trou de l’horloge. Je ne grandis ni ne rapetissis, je suis moi, Paula, je parle dans le noir et je vois des couleurs. Voilà un point positif : je préfère largement flotter dans un noir ambiant que dans une lumière éblouissante. Au moins dans le noir, je préserve ma vue. Dans le noir, toutes les couleurs sont présentes. C’est un peu comme lorsque j’étais petite et que je fermais très fort mes paupières. Des tâches de couleur apparaissaient. Ici, c’est pareil. Si je me concentre assez fort, je peux distinguer des formes, des silhouettes, des visages. C’est comme s’ils étaient réels. Tour de mon esprit ou anomalie spatio-temporelle, j’ai tellement de questions qu’il me faudrait une série d’encyclopédies pour toutes les noter. Je sais, bien évidemment, que cette série en engendrera une autre, puis une autre, jusqu’au moment où je ne pourrais plus noter. J’embaucherais alors un scribe pour le faire, que je forcerai à écrire jours et nuits car mon esprit ne s’arrête pas de travailler à 18h, lui. Je le paierai comme un ministre, parce qu’on n’est pas des sauvages après tout. Je le ferais écrire jusqu’à ce qu’il en ait des cloques aux doigts et des plaies aux paumes. Il retranscrira les questions d’une vie. Les questions de ma vie. Et après je mourrais. Mais haut les cœurs, ça ne serait pas la fin de l’histoire mais simplement celle d’un chapitre qui se tourne. Ce scribe qui de moi aura hérité moultes questions, ne pourra plus jamais dormir sur ses deux oreilles car son esprit sera tellement en ébullition qu’il lui faudra toujours laisser un orifice à l’air, pour libérer la pression et éviter l’implosion. Lourd héritage, nécessaire devoir. Poser les bonnes questions est tout un art, et comme dans chaque création de ce type, l’on y laisse souvent un morceau de son âme.

V

Voilà du changement. Il était temps. C’est relativement ironique de dire ce genre de choses lorsque l’on est piégée dans un entre-deux-mondes où le temps est un non-sens. Soudain, venu de nulle part, encore ce bon vieux nulle part, peut-être qu’il était toujours là finalement, je ne me souviens pas d’un avant et d’un après son apparition, simplement, dans un coin de l’univers est apparu, timide et volatile, un carré de lumière.

Voilà qui est étrange. C’est comme si le marchand de sable avait décidé d’éteindre toutes les étoiles de cette galaxie inconnue, sauf une. Etoile du Berger malgré elle, la pauvresse ne peut que briller de manière solitaire. Je tente de m’en approcher. Je bouge ce qui pourrait être mon corps, ou une masse, ou le poids de mon âme, en tout cas je me déplace. Ou peut-être est-ce l’étoile carrée qui s’approche vers moi. Ou peut-être grossit-elle simplement. Dans tous les cas, le carré pris bientôt une grande partie de mon champ de vision. Je m’aperçois alors que ça n’est pas un astre, ni une source de lumière, non. C’est une fenêtre. Ma poudre d’escampette, qui est bien trop haut perchée pour l’atteindre.

Voilà un problème. La solution à mon ennui spatio-temporel se trouve tout près, si près, mais je ne peux encore l’atteindre. Il faut que je trouve une solution. Je ne peux compter que sur moi-même, ma matière grise et mon esprit créatif. Je me suis foutue dans ce trou de mur comme une grande, je vais m’en sortir de la même manière.

Je sais ce que je vais faire. J’ai cherché une issue de sortie au sombre monde qui m’entoure, et maintenant je l’ai. J’imagine une échelle, et je l’aurais. Concentration. Un barreau, deux barreaux, en bois massif, un truc dur, qui tiens la route, une vraie échelle de pompier. C’est la seule chose dont j’ai besoin, c’est la seule chose pour laquelle je vis. Une simple échelle pour atteindre la fenêtre. C’est tout ce que je demande. Rien de plus simple, de plus direct. Je me vois grimper les échelons, je me vois toucher le rebord de lumière. Y-a-t-il une différence entre mon imagination et la réalité ? Ma réalité ? Ça n’est pas le moment de se poser ce genre de question. Ça marche, c’est tout ce qui m’intéresse. Encore un chouilla… Et je me hisse de l’autre côté du miroir.

Il ne me semble pas qu’Alice ait été jetée en prison lors de son arrivée au Pays des Merveilles. Peut-être en ai-je lu une version parallèle. A mon arrivée, ni jumeaux, ni chapelier fou, ni rongeur atteint du syndrome napoléonien.

Un homme.

Juste un homme, habillé de noir avec des yeux noirs, des gants noirs, des lèvres bleues.

« Paula, fini la fuite. Vous êtes dans de beaux draps. »

W

Wacapou, n.m. Le wacapou est une essence de bois que l’on retrouve en Guyane française, de couleur brun foncé et avec de fines lignes de couleur brun clair qui lui donnent un aspect spécifique. La pièce, ainsi que la totalité du mobilier étaient composés essentiellement de wacapou. Je le sais, je l’ai lu dans un livre lorsque j’étais en cinquième, pour ce projet de groupe autour des forêts. Etonnant que je m’en souvienne aujourd’hui. Plus étonnant encore, est toute cette histoire de mise en examen pour un tas de crimes dont je n’ai pas la moindre idée d’avoir commis. A ma droite, se trouve une drôle de machine, l’on aurait dit une imprimante rétro-futuriste, qui débite une feuille si longue que celle-ci se déverse sur le sol. Je peux apercevoir des écritures minuscules au recto ainsi qu’au verso. Si petites et si condensées que l’on les aurait presque prises pour de simples lignes.

Un homme entre. Costume gris, lunettes grises, teint gris. Il me dit qu’il est mon avocat. Qu’il va prendre ma défense au maximum de ses capacités, mais que dans ce genre d’affaires, vous savez, il n’y a souvent rien à faire. Peu d’espoir donc, et en plus avec ma tentative de fuite, ça n’arrangeait pas les choses.

« De quoi parlez-vous ?

  • De l’entreprise via laquelle vous avez vainement tenté de disparaître dans l’inter-univers, là où vous saviez que l’on perdrait votre trace à coups sûrs. Par le biais d’un concours de circonstances dont je ne connais ni les tenants ni les aboutissants, il semblerait qu’en tentant de fuir la justice vous nous soyez tombée directement dans les bras. C’est l’ironie du sort, comme l’on dit. Je ne suis point juge ni bourreau, maintenant si vous vous étiez rendue en temps et en heure, quoi que le temps et l’heure puissent être, la sentence aurait été certainement moins brutale.
  • Qu’entendez-vous par là ? Comment ça, brutale ? Je n’ai jamais tenté de fuir rien du tout, je ne comprends rien, où suis-je ?
  • Vous vous trouvez dans les locaux du ministère de la justice et de la pénitence multi-universelle, située dans le trou de vers n°126-267 B-10. Je m’appelle Ulris et suis votre avocat.

Ce stage de découverte venait de prendre un étrange tournant.

  • C’est n’importe quoi …
  • Je vais à présent, escorté des forces de l’ordre, vous transporter jusqu’au couloir de la justice, où vous attendrez votre séance de jugement. Si vous vous comportez de manière disciplinée, je vous épargnerai les menottes. Comprenez bien que même si vous tentez de vous échapper, le seul avenir que vous connaitrez sera celui de mourir d’asphyxie dans l’espace. Croyez-moi, ceux qui ont essayé avant vous n’ont pas apprécié l’expérience.
  • Je ne me sens pas très bien…
  • Ayez confiance en l’institution. Elle est votre seul espoir de sortir de là sans obtenir la sentence capitale. »

Je vomis sur le mur de wacapou. La substance visqueuse glisse lentement le long de la surface lustrée.

Les évènements défilent devant moi, et moi qui reste plantée là, stupéfaite comme la spectatrice d’un film s’étant perdue dans son propre script. Quand le scénario a-t-il vrillé ? Où ais-je merdé ? La femme avait-elle glissé des pilules dans mon thé ?

L’on passa par plusieurs départements, celui des tentaculaires, des non-référencés, celui des magouilleurs de devises. L’on s’arrêta à celui des crimes inter-universels, section temporellement relative. Dans ce couloir étroit, pourvu de bancs contre chaque mur, se trouvaient une dizaine d’accusés. L’on me donna une tenue grise comme celle des autres et l’on referma la porte derrière moi.

Je pense qu’il nous faut à tous une pause syndicale. Pour respirer, et mettre des mots sur ce qu’il vient de se passer. Du moins, au meilleur de nos capacités. Je suis donc rentrée dans un trou dans le mur, un trou où l’on accrochait les horloges dans les bureaux des lavabos PROTENGO. J’y ait pénétré, car après avoir trouvé mon chasseur de murmures qui n’avait rien à voir avec un chasseur de murmures, m’être rendue compte qu’en pensant chasser cette idée qui m’avait échappé entre deux battements d’aiguilles, j’avais en réalité mes yeux rivés sur la serrure. En gros, j’avais la tête dans le guidon et les idées dans les nuages. Une fois avoir fait face à cette réalisation et donc être entrée par un trou dans le mur de l’open-space pour poursuivre ce murmure, je me rends maintenant compte que peut-être, juste peut-être, ce sombre univers serait bien plus qu’un trou : ce serait une un portail intergalactique.

Soudains maux de tête ? Moi aussi.

X

Xanthophobes n’ont qu’à bien se tenir face à la couleur de mon teint après avoir vomi l’intégralité de mes repas. C’est le mal inter-universel, m’a-t-on dit. Ça va passer d’ici quelques heures.

Quelques heures passèrent.

Les haut-le-cœur continuèrent.

L’affaire eût atteint un certain niveau que bientôt je vomis de l’air, qui était la phase préliminaire du vomi d’organes. Je l’ai lu sur un forum. Mes pieds ne pouvaient que baigner dedans tellement il y en avait partout. Ça tâchait mes chaussettes. Pas une fenêtre, pas une voie d’aération. Juste moi, un couloir, deux bancs et des compagnons d’infortune. La plupart d’entre eux ne parlent pas le français, ni l’anglais, ni l’espagnol. Certains ne parlent pas du tout. Beaucoup pleurent. Je les rejoins.

Je ne peux qu’attendre, attendre, attendre. Je ne connais plus rien. Bordel, mais si j’avais su que je m’embourberais dans un merdier pareil, une quête sans queue ni tête, je serais restée à trier mes archives bien tranquillement, bien dans mon coin. J’aurais fini mon stage au sein de l’entreprise PROTENGO lavabos, aurais retrouvé mes parents, mes chers parents, aurait poursuivi mes études comme les jeunes de mon âge le font, décroché un job, un bon job, eût un partenaire aimant, nous aurions une vie simple et heureuse. Mais je suis là, d’ailleurs là est un mot-valise pour signifier que je ne sais absolument pas où je me trouve. L’on me parle d’univers, d’inter-univers, de multi-univers, je m’appelle Paula et je suis stagiaire. L’on m’accuse de crimes. La séance à huis-clos m’a été refusée. Je serais jugée publiquement, caméras et live TV autorisés.

Ça y est, l’heure est donnée. Je serais jugée demain soir à dix-sept heures, dans la salle 06.8 par son Honneur le juge Rez. La salle se lèvera et ils me feront rentrer, moi l’accusée, pour des crimes que je n’ai pas commis. La présomption d’innocence ? N’existe pas ici.

Y

Y a-t-il un sens à tout ça ? Je me le demande bien alors que l’on me fait entrer, pieds et poings liés. Ma tête sur grand écran pour les gens dans le fond. Parmi l’assemblée, c’est visages de marbre et silence de plomb. Je les scrute. Personne ne me regarde. L’on se réfère au juge.

« Accusée numéro 177.275 B-10. Avancez.

Je m’exécute.

  • Savez-vous quelle est la raison de votre parution devant cette cour ?

Je secoue la tête. Ma gorge me fait mal.

  • Vous êtes accusée de non-assistance aggravée à personnes en danger. A ma gauche, la liste non-exhaustive des temps et lieux où fut et va être commis ce délit.

Il désigne du doigt, posée sur une table en wacapou, la drôle d’imprimante que j’avais vu à mon arrivée. A côté de la machine, se trouve trois caisses gigantesques, remplies de ces kilomètres de feuilles encrées qu’elle ne cesse inlassablement de dégueuler.

  • Compte-tenu du nombre exponentiel de cas à traiter, je propose à l’assemblée populaire d’entendre le témoin-témoin, qui sera notre référence pour l’ensemble du dossier.

L’assemblée populaire acquiesce.

Une porte s’ouvre à l’autre bout de la scène. Une petite fille en sort. Elle me rappelle quelque-chose, un semblant de déjà-vu, mais je n’arrive pas à mettre la main dessus. Elle doit mesurer un mètre quarante-cinq et elle porte de tresses de chaque côté de son crâne qui lui descendent sur le devant des épaules. Elle est habillée comme une enfant de cœur, l’assemblée est conquise par ce petit personnage. Mon avocat se lève.

  • Votre Honneur, avant de démarrer le procès, ma cliente souhaiterait avoir plus de détails sur la raison des accusations qui lui sont portées.

Il ne m’avait pas concertée. Il n’avait cependant pas tort. Les avocats ont-ils tous des capacités métapsychiques ou est-ce simplement celui-ci ?

  • Nous y venons. L’accusée numéro 177.275 B-10 est accusée de ne pas avoir porté assistance, et ce à un nombre exponentiel d’occasions, aux entités antérieures, futures et parallèles à elle-même par la non-poursuite de ses rêves. La sentence maximale pour cette accusation est d’une annihilation pure et simple de l’entité engagée, pour préserver celles qui lui succèderont.

Pause syndicale numéro duo. Il y avait définitivement quelque chose dans le thé.

  • C’est bien plus clair, merci votre Honneur.

Ça ne l’est absolument pas ! Je n’y comprends toujours rien.

  • Ici présent le témoin-témoin, entité appartenant à l’univers parallèle Delta-28. Paula, âgée de huit ans et trois mois.

Alors, alors, alors. Là, évidemment, tout devient plus clair. Ils sont tous carrément siphonnés. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées. Première vérité à digérer : Il existe des univers parallèles. Deuxième : mes actions ont des conséquences sur ces-dits univers parallèles. Troisième : l’une de mes entités, donc moi mais pas vraiment moi, c’est retournée contre moi, la vraie moi, parce que je n’aurais pas poursuivi mes rêves. Ça tombe sous le sens.

  • Accusée numéro 177.275 B-10, avez-vous à ce stade du procès, des éléments à partager avec l’assemblée populaire et moi-même ?

Un instant.

  • Je ne comprends pas, votre Honneur. J’ai fait tout mon possible pour ne pas laisser passer mes chances. J’ai bien écouté les signes du monde, qui communiquent via des trous de serrure. Ils nous font parvenir les idées qui peuvent, si l’on ne les laisse pas s’échapper, changer le monde. Ces murmures sont les pensées farfelues d’un inventeur, les personnages incongrus qui fleurissent dans l’esprit d’un auteur. Ce sont les espoirs qui naissent au fin fond de nous, de notre âme, qui ravivent notre flamme. Ils sont vifs et succincts ; les retenir est tout un art. J’ai donc tout fait, votre Honneur, pour m’y accrocher. J’ai parcouru ce chemin éprouvant, ce voyage durant lequel la plupart y laisse la peau : celui qui est long d’une vingtaine de centimètres, entre le cerveau et le cœur. J’ai ouvert grand mon âme au monde, aux autres, je me suis mise à nu. Le tout pour un de ces murmures qui je l’espère, contre toute attente, contre les avis de tous, contre les vents et les marées, pourrait bien changer le monde. Changer votre monde. Et cette quête sans dessus-dessous m’a mené ici, devant vous, derrière ce pupitre d’accusée que je dénonce. J’ai fait de mon mieux, votre Honneur. Si l’assemblée populaire ne devait retenir qu’une chose, qu’elle retienne celle-ci.

L’assemblée populaire ne sembla pas chamboulée par cette tirade.

  • Bien. Nous allons maintenant écouter le témoin-témoin.

La petite fille, moi en petite fille, s’avance devant le micro qu’on lui ajuste.

  • Enchantée. Je m’appelle Paula. J’ai huit ans et trois mois. Je m’adresse à vous aujourd’hui car l’accusée ici présente, par son inaction à vivre pleinement sa vie, m’a gâché la mienne ainsi que celles de mes consœurs. Voyez-vous, lorsqu’une identité plus mature fait un choix, même le plus anodin, toutes les entités antérieures, postérieures et parallèles sont cantonnées à ce choix, aussi triste soit-il. L’assemblée populaire doit surement le savoir, je me permets simplement de relater les faits dans leur entièreté. Ainsi, à chaque fois que la Paula antérieure a renié ses capacités, ravalé ses rêves, ignoré les innombrables signes du monde comme peuvent en témoigner les kilomètres de papiers ici présents, une entité se mourrait. Paula la pilote de chasse s’est crashée à l’âge de 34 ans suite au délaissement des films américains de la Paula précédente. Parce que l’armée et les avions, ce n’est pas pour les filles. Paula l’actrice a sombré en dépression lorsque des imperfections cutanées sont apparues chez sa prédécesseur. Paula la nageuse olympique, à cause des remarques sur son physique. Paula l’artiste, Paula la cuisinière étoilée, Paula la chirurgienne, Paula la diplomate. Je pourrais vous en citer des milliers, votre Honneur. Des milliers d’entités vouées à la perdition dans le néant des rêves inachevés.
  • Objection, votre Honneur. La Paula antérieure ne peut vivre toutes ces vies en même temps. C’est irrationnel.
  • Je souhaiterais répondre à cette objection, votre Honneur.
  • Si vous y tenez.
  • Maître Ulris, je vous l’accorde. Il est impossible pour une seule entité de vivre tous ces parcours merveilleux. Ce dont j’accuse la Paula antérieure, ce qui fait l’objet de cette mise en justice, ce n’est pas le fait qu’elle ait choisi de vivre une seule vie durant son existence, fait qui pourtant est critiquable sur bien des aspects. C’est qu’elle a laissé les autres êtres de son univers amoindrir ses rêves, pour finalement les réduire à néant. Elle a laissé autrui tuer ses consœurs et a fortiori, une partie d’elle-même. Ainsi le murmure dans la serrure, dont elle parle si souvent, n’est point un hasard du destin, de Dieu ou de l’Univers. C’est l’une de ses Paula antérieures qui tente de communiquer avec elle. Pour souffler tout bas à cette Paula « J’aimerais bien être pilote d’avion, mais dans ce monde je préfère le clavecin. Regarde ces films américains, n’aimerais-tu pas voler dans le ciel, toi aussi ? ». Mais à force que la Paula condamnée laissa autrui diriger sa vie, selon leurs propres règles et de leur propre chef, elle ne communiqua bientôt plus de murmures à travers la serrure aux Paula postérieures. Elle cessa inconsciemment de faire pleuvoir des ondées de possibilités sur les jardins de ses consœurs, qui à force de s’assécher ont fini par mourir. Voilà votre Honneur, le corps de mon accusation envers la Paula ici présente.

La juge marque une pause. Il se frotte les yeux, regarde sa montre.

  • Mesdames et messieurs de la salle, compte-tenu de l’heure tardive, je reporte la suite des festivités à demain matin, six heures. L’accusée pourra plaidoyer en sa faveur ou laisser libre-court à son avocat. Un jugement sera ensuite rendu. La séance est officiellement ajournée. »

Un coup de marteau fût donné.

Z

Zazou que j’étais, je comprends maintenant pourquoi personne ne me comprenait avant. Je me demande bien ce qu’ils penseraient aujourd’hui. Déjà qu’avec une Paula dans l’intrigue l’affaire est complexe, mais alors avec un nombre exponentiel de Paula, toutes différentes et toutes plus siphonnées les unes que les autres, autrui n’a qu’à bien se tenir.

Il est six heures.

Ils me font entrer, moi, Paula l’accusée.

Paula la témoin-témoin est là aussi. Tout le monde est présent.

Le juge se racle la gorge et ajuste son micro.

« Bonjour à toutes et à tous. La séance va débuter. »

L’on récapitula les éléments de la veille, combien je devais avoir honte d’avoir passé le gouvernail de ma vie à autrui, réduisant en cendres l’existence des Paula après moi. La veille au soir, nous avons convenu avec mon avocat que je ferais ma propre plaidoirie. Je nous devais bien ça.

« Votre Honneur, mesdames et messieurs les membres de l’assemblée populaire, messieurs les représentants des forces de l’ordre, messieurs les éminents représentants de la loi. À la suite des éléments qui ont été fournis hier, je tiens à entamer cette plaidoirie qui finalement n’en est pas totalement une, en admettant dès à présent ma culpabilité face aux faits précédemment énumérés.

Silence dans le public. Le choc n’aura pas d’échos.

  • Plaidez-vous coupable, accusée numéro 177.275 B-10 ?
  • En effet. Je tiens cependant à tenir quelques propos, avant que la sentence finale ne soit émise et ordonnée.
  • C’est votre droit.
  • Bien. Mesdames et messieurs qui sont présents dans cette salle, je tiens à m’excuser par avance pour le vocabulaire parfois courant que je serais amenée à utiliser pendant cette ultime plaidoirie. Je tiens ensuite à insister sur le fait que je ne connaissais pas, jusqu’à il y a quelques jours environ, l’existence d’univers parallèles, de l’instance multi-universelle, des brigands inter-universels et autres folles choses qui composent ce monde si complexe. Jusqu’à il y a quelques jours, je sais qu’ici le temps est différent et relatif mais passons sur ce point, j’étais stagiaire au sein des lavabos PROTENGO. Je ne savais rien de la vie à part la danse et la photo. Et aujourd’hui, je me retrouve pieds et poings liés devant une possible sentence mortelle. Je vous avoue que tout s’est passé très vite, mais je me rends compte maintenant que ce procès me pendait au nez depuis très longtemps. Depuis ce moment où j’ai laissé les grands jouer au foot entre eux, en CE1. Depuis ce jour où j’ai écouté mes parents qui ont tout fait pour me décourager à travailler le bois. Combien de statues n’ai-je pas sculpté ? Combien de monuments non-rénovés ? Combien de tableaux, d’exploits, d’aventures, d’explorations, de records du monde sont-ils restés sur le carreau ? Aucun doute que l’imprimante n’a pas fini de cracher l’encre. Je suis, en effet, coupable de ne pas être allée jusqu’au bout de ces rêves, pour vivre ceux qui me parlent le plus, et laisser les autres aux entités postérieures. Je me rends maintenant compte que les mondes imaginaires sont tout aussi importants que ceux qui se trouvent devant mes yeux. D’ailleurs, qui suis-je pour discerner le réel de la fiction ?

Une brise me fait hérisser les poils de la nuque. C’est une brise à peine perceptible, d’ailleurs il n’y a ni fenêtre ouverte ni aération dans cette salle 06.8 du tribunal ministériel de la justice et de la pénitence multi-universelle. Personne ne remarqua cette brise si douce, si légère, si bien qu’elle aurait totalement pu ne pas exister. C’était comme si elle ne pouvait être sentie que par moi.

Je nous regarde. Nous comprenons.

  • Mesdames et messieurs qui sont présents dans cette salle aujourd’hui, je vous dois le plus plat des respects mais permettez-moi simplement de vous demander ceci : qui êtes-vous pour prendre la décision sur le sort que connaitra l’entité qui est la mienne ? Vous connaissez quelques éléments de mon passé, bien. Vous ne connaissez certainement pas son entièreté, car dans ce cas vous ne seriez pas assis ici. Qui connait parfaitement autrui ne peut se porter juge de sa vie. C’est pour cela que nous nous permettons tous de nous juger les uns-les-autres, puisque nous savons inconsciemment et de manière collective que nous ne connaitrons jamais toutes les entités qui constituent une personne, car dans ce cas nous serions dans ce même état de panique qu’est la machine à ma gauche en ce moment. Nous ne pourrions tout simplement pas survivre cette masse d’information. Vous vous permettez donc de me juger sur un passé morcelé, ce qui fait sens comme je viens de le démontrer. Mais que savez-vous de mon futur ? De ce que je vais faire dans la minute ? Peut-être vais-je me mettre à pleurer. Peut-être mon cœur va-t-il s’arrêter avant même la fin de ce plaidoyer. Ni vous ni moi ne le savons. Je peux cependant vous dire une chose : vous qui m’avez fait ouvrir les yeux sur mon présent avez déblayé un chemin que je ne connaissais pas jusqu’alors, celui de la repentance. Je vous en suis reconnaissante. C’est pourquoi, peu importe ce que l’avenir me réserve, qu’il soit grand de décennies ou de quelques heures, je fais le serment, sur tout ce que je suis, quoi que cela puisse être, de ne plus laisser mourir aucune entité, de ne plus laisser aucun rêve inexploré. Non seulement vais-je me repentir, votre Honneur, mais en plus de cela vais-je éviter que des milliers d’autres personnes, composées de milliards d’autres entités, n’en arrivent à un tel recours. Voyez-vous, je suis venue ici en suivant un murmure que seule moi pouvait entendre… Car j’en étais aussi l’expéditrice. Ma Paula antérieure m’a fait monter sur cette estrade de malheur pour une bonne raison, celle de faire passer une idée. A moi d’abord, et aux autres ensuite. Car la blonde qui descend au sous-sol meurt certes dès le premier quart d’heure du film, mais c’est grâce à elle que l’intrigue se développe. Parfois faut-il tomber dans l’eau pour connaitre l’importance de l’air. Alors je ne sais pas encore comment je compte m’y prendre, votre Honneur, mais je vais faire passer cette idée, aussi floue qu’elle puisse être. Pour laisser à autrui la liberté de la traduire en sa propre langue. Je la ferai passer à grands coups de discours, de chansons, de films, de tableaux, de formules, de sculptures, de livres… Je transmettrai ce message en vingt-six parties, ce message à la fois présent et boulet. Je glisserai un caillou dans la chaussure de chaque personne qui pourra m’entendre, me voir, me parler, me lire. Je le placerai tellement loin que pour enlever ce caillou dans la chaussure, cette anomalie dans la matrice, il faudra qu’elle arrête de fouler un instant ces chemins qu’elle n’a jamais souhaité fouler, et qu’elle commence à regarder à l’intérieur d’elle-même. Elle finira par l’extraire, ce caillou, qui ne sera ni plus ni moins qu’une graine toute dure et toute sèche. Après ça, elle saura exactement quoi faire. Mesdames et messieurs, vous qui m’avez entendue aujourd’hui, soyez-en fort aise, car voilà enfin mon dernier mot. »

Nul besoin de mondanités. Nous, Paula, portons cette idée entre vos dix doigts. Lisez entre ses lignes, ne la laissez pas filer. Elle est à la fois clé, serrure, évidence et absolution. Elle est caillou et graine, sujette et reine. Maintenant, vivez.